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CORINNE OU L’ITALIE.

tel contraste entre son ame et la société, telle qu’elle est en général, que la peine journalière qu’il en ressentait le détachait de lui-même. Je fus assez heureux pour intéresser le comte Raimond ; il souhaita de vaincre ma réserve naturelle, et, pour en triompher, il mit dans notre liaison une coquetterie d’amitié vraiment romanesque : il ne connaissait aucun obstacle, ni pour rendre un grand service, ni pour faire un petit plaisir. Il voulait aller s’établir la moitié de l’année en Angleterre pour ne pas me quitter ; j’avais beaucoup de peine à l’empêcher de partager avec moi tout ce qu’il possédait.

— Je n’ai qu’une sœur, me disait-il, mariée à un vieillard très-riche, et je suis parfaitement libre de faire ce que je veux de ma fortune. D’ailleurs cette révolution tournera mal, et je pourrais bien être tué ; faites-moi donc jouir de ce que j’ai, en le regardant comme à vous. — Hélas ! ce généreux Raimond prévoyait trop bien sa destinée. Quand on est capable de se connaître, on se trompe rarement sur son sort ; et les pressentimens ne sont le plus souvent qu’un jugement sur soi-même qu’on ne s’est pas encore tout-à-fait avoué. Noble, sincère, imprudent même, le comte Raimond mettait en dehors toute son ame ; c’était un plaisir nouveau pour