Page:Defoe - Robinson Crusoé, Borel et Varenne, 1836, tome 1.djvu/13

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clarait libre. Il y a de ces traits qui révèlent tout le caractère d’un homme ; de ces lueurs qui éclairent toute son âme : tel que celui-ci. Payer ses dettes est chose très-commune et très-naturelle ; les payer aux dépens de son repos, de sa santé, de sa vie, lorsque rien n’y oblige, c’est le dernier terme de la probité.

Lorsque de Foë languissait dans la misère et la retraite, lorsqu’il manquait de vêtements et de nourriture, ce grand et honnête homme ne trouva pas même de secours auprès de son fils. Fuyant les recors, il visita plusieurs provinces de l’Angleterre, et résida fort long-temps à Bristol, couvert de la plus profonde obscurité.

Dans les murs de Bristol, on voyait, vers 1700, se promener, touts les dimanches, un gentilhomme vêtu de noir, portant la large perruque de l’époque, une épée selon la mode du temps, et de longues manchettes de dentelles. Ce jour était pour lui un jour de fête. On le voyait dans touts les quartiers ; son air de bonhomie plaisait ; il causait avec les gens du peuple, observait leurs jeux et leurs amusements s’arrêtait dans les tavernes et conversait de préférence avec les ouvriers et les matelots. Nul ne pouvait deviner son nom ; dès que le dimanche expirait, il s’évanouissait à tous les yeux, pour reparaître le dimanche suivant ; aussi le nommait-on dans toute la ville le Gentilhomme-Dimanche. C’était à l’auberge du Lion Rouge, dans Castle-Street, que le Gentilhomme-Dimanche prenait ses repas. On y fumait ; le maître de l’auberge, nommé Mark Walkins, homme assez riche, et qui a laissé une réputation de jovialité brillante dans la ville de Bristol aimait surtout à recevoir dans sa taverne les personnages remarquables par quelques originalités de caractère.

Un jour on vit entrer dans la taverne de Watkins un homme dont tout le costume se composait de peaux de chèvres, dont le bonnet et les bottes étaient fabriqués avec les mêmes matériaux, grossièrement cousus ; il parlait mal anglais et son style ressemblait à celui des sauvages et des nègres, qui se contentent de former leurs phrases avec les mots qui se présentent à leur pensée sans jamais les soumettre aux règles de la syntaxe. Une espèce d’intimité s’établit entre le Gentilhomme-Dimanche et le Sauvage couvert de peaux de chèvres. Le gentilhomme ne tarda à le comprendre, et toujours on les voyait ensemble assister, en sortant dee la taverne, à la prédicatlun du soir, le Gentilhomme-Dimanche était de Foë, qui ruiné par la mauvaise foi de ses associés, fuyait les créanciers et les exempts ; le Sauvage était Alexandre Seleraig ou Selkirk, le modèle primitif de Robinson Crusoë.

De Foë avait quarante-huit ans lorsque l’original de Robinson parut devant lui. Il en avait cinquante-huit quand il écrivit cette œuvre dont la bonhomie et la simplicité ont survécu à tant de prétentieux travaux. Ce fut quelques années après son séjour à Bristol, lorsque de Foë, vieilli, chercha des ressources contre la pauvreté, qu’il se souvint d’Alexandre Selcraig, dont les discours avaient germé dans sa pensée, et dont il fit le populaire, l’immortel Robinson.

Les réflexions de de Foë pendant sa retraite furent tristes et sages, comme on peut bien le penser ; il n’avait écrit jusqu’alors que des pamphlets éphémères. Sa vocation se révéla enfin à lui : il sentit que jamais il ne ferait un marchand passable, un respectable commettant. Une traduction du Voyage dans le monde de Descartes, ouvrage savant et spirituel du père Daniel fut l’amusement de ses loisirs.

Un mémoire manuscrit sur la situation des affaires en Europe, mémoire qu’il fit remettre entre les mains de Guillaume, et dont le bon sens frappa l’esprit du roi, lui valut la protection du monarque. On le nomma membre d’une commission qui devait organiser l’impôt sur le verre. Quand cette commission fut dissoute, un de ses amis lui fit obtenir la surintendance de la tuilerie de Tilbury ; les gains économisés par de Foë furent employés à l’achat d’actions dans cette entreprise, qui, toute patriotique qu’elle fût échoua.

Comme Guillaume, il opposait à la fortune un front toujours ferme. Un mois après la chute de l’entreprise de laquelle dépendait toute son existence, Il fit paraître, en 1697, le premier ouvrage important qu’il ait publié, et qui a pour titre Essai sur les Projets ; œuvre aujourd’hui si obscure que le libraire de Londres le plus riche en vieux trésors de littérature oubliée ne vous le donnerait pas. Cet Essai n’est