Page:Defoe - Robinson Crusoé, Borel et Varenne, 1836, tome 1.djvu/325

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Après que cette passion m’eut agité pendant deux heures et plus, avec une telle violence que mon sang bouillonnait et que mon pouls battait comme si la ferveur extraordinaire de mes désirs m’eût donné la fièvre, la nature fatiguée, épuisée, me jeta dans un profond sommeil. — On pourrait croire que mes songes roulèrent sur le même projet, mais non pas, mais sur rien qui s’y rapportât. Je rêvai que, sortant un matin de mon château comme de coutume, je voyais sur le rivage deux canots et onze Sauvages débarquant et apportant avec eux un autre Sauvage pour le tuer et le manger. Tout-à-coup, comme ils s’apprêtaient à égorger ce Sauvage, il bondit au loin et se prit à fuir pour sauver sa vie. Alors je crus voir dans mon rêve que, pour se cacher, il accourait vers le bocage épais masquant mes fortifications ; puis, que, m’appercevant qu’il était seul et que les autres ne le cherchaient point par ce chemin, je me découvrais à lui en lui souriant et l’encourageant ; et qu’il s’agenouillait devant moi et semblait implorer mon assistance. Sur ce je lui montrais mon échelle, je l’y faisais monter et je l’introduisais dans ma grotte, et il devenait mon serviteur. Sitôt que je me fus acquis cet homme je me dis : Maintenant je puis certainement me risquer à gagner le continent, car ce compagnon me servira de pilote, me dira ce qu’il faut faire, me dira où aller pour avoir des provisions ou ne pas aller de peur d’être dévoré ; bref, les lieux à aborder et ceux à fuir. Je me réveillai avec cette idée ; j’étais encore sous l’inexprimable impression de joie qu’en rêve j’avais ressentie à l’aspect de ma délivrance ; mais en revenant à moi et en trouvant que ce n’était qu’un songe, je ressentis un désappointement non moins étrange et qui me jeta dans un grand abattement d’esprit.

J’en tirai toutefois cette conclusion, que le seul moyen