Page:Defoe - Robinson Crusoé, Borel et Varenne, 1836, tome 1.djvu/362

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que sont-ils devenus ? » — « Ils vivent, ils demeurent chez ma nation. »

Ce récit me mit en tête de nouvelles pensées : j’imaginai aussitôt que ce pouvaient être les hommes appartenant au vaisseau échoué en vue de mon île, comme je l’appelais alors ; que ces gens, après que le bâtiment eut donné contre le rocher, le croyant inévitablement perdu, s’étaient jetés dans leur chaloupe et avaient abordé à cette terre barbare parmi les Sauvages.

Sur ce, je m’enquis plus curieusement de ce que ces hommes étaient devenus. Il m’assura qu’ils vivaient encore, qu’il y avait quatre ans qu’ils étaient là, que les Sauvages les laissaient tranquilles et leur donnaient de quoi manger. Je lui demandai comment il se faisait qu’ils n’eussent point été tués et mangés : — « Non, me dit-il, eux faire frère avec eux » — C’est-à-dire, comme je le compris, qu’ils avaient fraternisé. Puis il ajouta : — « Eux manger non hommes que quand la guerre fait battre, » — c’est-à-dire qu’ils ne mangent aucun homme qui ne se soit battu contre eux et n’ait été fait prisonnier de guerre.

Il arriva, assez long-temps après ceci, que, se trouvant sur le sommet de la colline, à l’Est de l’île, d’où, comme je l’ai narré, j’avais dans un jour serein découvert le continent de l’Amérique, il arriva, dis-je, que Vendredi, le temps étant fort clair, regarda fixement du côté de la terre ferme, puis, dans une sorte d’ébahissement, qu’il se prit à sauter, et à danser, et à m’appeler, car j’étais à quelque distance. Je lui en demandai le sujet : — « Ô joie ! ô joyeux ! s’écriait-il, là voir mon pays, là ma nation !

Je remarquai un sentiment de plaisir extraordinaire épanoui sur sa face ; ses yeux étincelaient, sa contenance tra-