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HÉLIKA.

et, suspendu à ses lèvres, j’écoutais les descriptions qu’elle me faisait. Elles débordaient pittoresques et animées, comme une cascade de diamants.

« Bref, ai-je besoin de le dire, j’avais alors vingt ans, l’enivrement de la fête, le sentiment supposé de ma supériorité, les vins qui avaient été versés à profusion, les éloges qu’on m’avait prodigués, tout enfin avait contribué à exalter mon cerveau. Mais lorsque je me levai de table, je sentis dans mon cœur quelque chose que je n’avais pas encore éprouvé.

« Le bal s’ouvrit ensuite, je dansai plusieurs fois avec cette jeune fille que je nommerai Marguerite, et quand la veillée fut finie, qu’elle fut partie avec ses parents, j’éprouvai un vide mêlé de charme et un sentiment de vague inquiétude indéfinissable. Il fallut m’avouer, que de l’avoir vue au bras d’un beau et loyal jeune homme, et échanger ensemble des paroles d’intimité en était la cause. Quelques regards que j’avais surpris produisirent dans mon être un bouleversement jusqu’alors inconnu. Ce jeune homme s’appelait Octave, il avait été mon condisciple de collège et jusqu’à ce temps mon ami. Il avait terminé ses études depuis deux ans, et était revenu prendre les travaux des champs sur la ferme de son père. Ce fut en vain cette nuit-là que je cherchai le sommeil, je la passai à me rouler sur mon lit, et, lorsque plus calme le lendemain matin, je voulus descendre dans les replis de mon âme, je sentis que j’aimais éperdument Marguerite, et que le démon de la jalousie allait prendre possession de moi.

« Je formai donc la résolution de ne plus la revoir. Effectivement, bien des jours se passèrent oui quinze longs jours s’écoulèrent avant que je la revisse, et cependant pas une heure, pas un instant du jour ou de la nuit sans que je pensasse, que je rêvasse à elle. Tout le monde me faisait des reproches sur mon air morne et abattu. J’avais perdu le sommeil et l’appétit. Mes parents étaient inquiets, ma bonne mère ne manquait pas de l’attribuer au travail excessif de mes études.

« Cependant il fallut céder aux obsessions et retourner aux soirées du village. Je croyais être assez fort pour pouvoir affronter le danger. J’y rencontrais fréquemment Marguerite et Octave et m’en revenais chaque soir de plus en plus éperdument amoureux et jaloux. Son nom m’arrivait sur les lèvres à chaque jeune fille dont j’apercevais dans le lointain la robe onduler sous les caresses de la brise. Je partais pour la chasse sans munitions, ni carnassière et allais m’asseoir sur le bord de la mer, et là, des journées entières je pensais à elle. La plainte de la vague qui venait tristement déferler sur la plage convenait à ma tristesse.