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Page:Deguise - Hélika, mémoire d'un vieux maître d'école, 1872.djvu/39

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HÉLIKA.

leçons que je lui donnais ; c’était une belle petite sensitive que je cultivais, elle était bonne, affectueuse et possédait de plus une grâce et une délicatesse naturelle exquise.

Il me semble la revoir encore dans ce moment, lorsqu’elle tournait ses beaux yeux si caressants vers moi, me demander à chaque instant du jour de sa voix si douce : « Père (c’est ainsi qu’elle m’appelait) que puis-je faire qui puisse t’être agréable ? » La manière dont elle me parlait semblait une supplication, une prière et faisait taire pour un moment mes mauvaises passions, je me sentais attendri de tant de prévenances et de soumission, mais le démon qui me dominait reprenait bien vite le dessus. Octave et Marguerite, me soufflait-il à l’oreille, comme ils devraient s’amuser de te voir si lâche, eux qui ont été si heureux. À cette idée, je bondissais dans d’inexprimables transports de rage comme aux premiers jours de leur union. Je maudissais tout le monde ; et jusqu’à Dieu lui-même… « Oh ! quel enivrement ; me disais-je dans ma fureur insensée, quel enivrement, quel délices de les voir souffrir avec usure des tourments qu’ils m’ont fait endurer. » Mais je ne connaissais pas alors combien plus terribles et inexorables sont les châtiments que Dieu inflige à notre conscience, lorsque nous enfreignons ses lois.

En écrivant ces pages néfastes des jours malheureux de ma vie, les larmes brûlantes et si amères du repentir coulent le long de mes joues, il vous ferait pitié si vous le voyiez dans ce moment anéanti sous le poids des remords, ce vieillard qui n’a jamais sourcillé aux tristes apprêts des bûchers dans les guerres indiennes, lui qui voyait d’un œil indifférent les chairs palpitantes et dénudées des infortunés prisonniers de guerre, frémir sous les tisons ardents dans une dernière agonie.

Hélas la pauvre enfant ne se doutait guère, que tous les bons traitements dont je l’entourais n’étaient qu’autant de réseaux perfides que je tendais autour d’elle ; comme enfant de Marguerite, je la haïssais de toutes les puissances de mon âme. De même que le cannibale engraisse son prisonnier pour le préparer à son repas de fête, ainsi ai-je fait d’Angeline ; et sur une nature comme la sienne, j’étais certain d’avance d’une obéissance aveugle envers moi.

Jamais allusion n’avait été faite aux jours de son enfance, que par l’histoire que je lui racontais de la manière dont elle s’était tombée dans mes mains. C’était, lui avais-je dit, en passant un jour le long d’une grande route déserte, que j’avais entendu les cris d’une toute jeune enfant ; abandonnée par ses parents dénaturés, elle aurait indubitablement servi de proie aux bêtes féroces,