Page:Delécluze - Romans, contes et nouvelles, 1843.djvu/15

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aux jeunes gens, et dont on ne parvient à apprécier le véritable mérite que quand on l’étudie sous le point de vue littéraire. Fénélon, en composant Télémaque d’après le plan qu’il a choisi, a complètement manqué son but. C’est Eucharis qui charme et reste dans la mémoire. Quant au jeune héros, on n’en fait, avec le Cleveland de l’abbé Prévost, qu’un seul et même personnage, qui met constamment le lecteur hors de lui, par l’impatience que cause cette espèce de vertu si attentivement garantie, si sûre d’elle-même, et qui s’arrête juste et perpendiculairement d’aplomb sur la ligne du précipice coupé à pic, où l’on espère toujours que le héros va s’abîmer, mais où le traître ne tombe jamais. Sans parler des attraits de la gracieuse Eucharis, et quand il ne résulterait de la lecture de ce livre que l’espèce de grippe dans laquelle on prend momentanément la sagesse et la vertu, il faut convenir que ce résultat est fort peu moral. Or, c’est presque toujours le défaut dans lequel tombent les auteurs qui veulent mettre la morale en action, et conduire pas à pas et directement le lecteur à la connaissance et à la pratique de telle ou telle bonne action, ou de la vertu en général. Comme la fable et la contexture de ces livres sont toujours fausses, et que le lecteur ne s’y fie pas, l’incrédulité gagne son esprit, qui ne croit plus à une morale déduite de faits, de mœurs et d’aventures qui n’ont aucune vraisemblance.

Si Fénélon avec son âme et son talent n’a pu trouver le secret de faire un livre de lecture, amusant et rigoureusement moral tout à la fois, faudrait-il en conclure que ce problème est insoluble ? Franchement, je le crains.

Cependant, au milieu du mouvement intellectuel où l’on vit à présent et depuis que la lecture est rangée forcément dans les premiers besoins de la vie, il faut bien trouver des livres qui servent d’aliments salutaires à l’esprit et à l’âme, dont on ne rougisse pas de s’être nourri. Mettant donc de côté toutes les idées mesquines et fausses que l’on se fait sur le but moral que l’on prétend clouer à la dernière page de chaque livre, tâchons de nous rendre compte de la manière dont on doit envisager un ouvrage historique ou littéraire, pour en saisir l’esprit et le sens véritable, et en tirer tout ce qu’il contient de bon, et par conséquent de moral.