Page:Delécluze - Romans, contes et nouvelles, 1843.djvu/23

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années s’évanouissent ainsi que la jeunesse de ces amants si passionnés qui, la plupart du temps, ne se marient même pas.

Quoi qu’il en soit de cette critique qui porte en général sur les romans composés dans le nord, elle manquerait d’équité si je n’ajoutais que malgré le défaut réel que je leur reproche, ce genre de composition a été traité avec une supériorité incontestable chez les Anglais. Avec ses longueurs, Clarice n’en est pas moins un chef-d’œuvre ; et le Tom Jones de Fielding, plus rapide, plus varié et aussi vrai, serait peut-être le premier des bons romans si l’auteur, moins jaloux de faire parade de son esprit, eût écrit son livre plus simplement ; car, malgré le grand talent de Walter Scott, il est inférieur à ces deux maîtres.

Le pays où le roman septentrional a pris tout à la fois sa plus grande et sa plus mauvaise extension, est l’Allemagne. Le caractère donné à ce genre, dans cette contrée de l’Europe, se ressent toujours du goût, des idées et des préoccupations bizarres de l’auteur célèbre dont les romans, mais celui de Werther surtout, ont fait invasion dans la littérature des autres pays, vers la fin du siècle dernier. Ce livre dont la vogue fut incomparable, offre le tableau d’une femme entre deux hommes, tous trois parfaitement honnêtes et par cela même vivant au milieu des tortures d’esprit et de cœur incroyables, jusqu’au moment où l’un de ces hommes, l’amant, las de souffrir, près de succomber, et ne voulant déshonorer ni la femme qu’il aime, ni son époux dont il est l’ami, met fin à ses jours en se brûlant la cervelle.

On avait été préparé à ces tristes combinaisons, il est vrai, par l’étrange rapport des trois personnages principaux de la Nouvelle Héloïse, par les romans et les drames de Diderot et le Galérien vertueux de Fenouillot de Falbaire ; cependant lorsque la traduction de Werther parut en France, vers 1798, elle produisit les plus funestes effets sur la jeunesse de ce temps. Sans hyperbole, le suicide devint à la mode ; et dans l’automne de 1800, j’eus a pleurer, pour ma part, sur la mort volontaire de deux de mes camarades qui furent peu à peu conduits à cette horrible extrémité par la lecture opiniâtre du roman de Werther.

Les lectures tristes et débilitantes sont donc les plus dangereuses de toutes : elles troublent l’esprit à force de le fausser,