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Un voyage m’éloigna de Paris pour quelque temps. À mon retour j’allai pour voir Michel et sa femme, mais la boutique était fermée, et j’appris des voisins la mort de Thérèse et la disparition de Michel, qui, disait-on, peu réservé dans ses propos, avait été obligé d’éviter par une fuite prompte les poursuites de la police. Depuis ce moment, c’est-à-dire pendant près de seize ans, je n’entendis plus parler de cet homme.

Il y a quelques années qu’en revenant du fond de l’Angleterre, je m’arrêtai à Matlock-les-Bains, dans l’intention de visiter les petites merveilles du Derbyshire et des bords du Derwent. À table d’hôte j’appris d’un jeune Anglais qu’un Français, âgé de cinquante ans environ, avait été ramené des États-Unis par une famille anglaise, dans un état complet de folie. Ce malade et les personnes qui l’accompagnaient se reposaient en effet à Matlock en attendant qu’ils reprissent la route de Londres, où quelques parents du fou devaient se charger de lui et de la gestion de la fortune que ce malheureux avait acquise en Amérique.

— L’histoire de cet homme est singulière, me dit le jeune Anglais ; on assure que c’est un mécanicien des plus habiles, soit qu’il invente, soit qu’il exécute. Il s’était échappé de France autrefois, on ne sait pas trop pour quelle raison. Arrivé à New-York, ses talents lui avaient déjà fait obtenir d’assez brillants moyens d’existence, quand une compagnie qui se forma pour établir des bateaux à vapeur sur le lac Ontario, le chargea de tous les détails de construction relatifs à cette grande entreprise. Sa fortune fut rapide. On prétend que l’état d’aisance où il arriva si brusquement l’a entraîné à quelques excès de libertinage qui augmentèrent la disposition naturelle qu’il pouvait avoir à la folie. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’occupé à la surveillance des machines, et en butte, dit-on, à la jalousie de quelques-uns de ses subordonnés, le malheur a voulu que la chaudière d’un bâtiment qu’il montait il y a six mois fît explosion. Une bonne partie de l’équipage périt. Lui fut sauvé sans avoir même reçu de blessures apparentes. On s’aperçut, deux jours après, que sa raison était troublée, et qu’il avait complètement oublié la langue anglaise, dont il faisait toujours usage depuis quelques années.