Page:Delécluze - Romans, contes et nouvelles, 1843.djvu/8

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sant un roman d’amour, Amyot traduisant la pastorale de Longus, et Bandello écrivant une suite de nouvelles, si l’on ne reconnaît pas qu’un homme habituellement occupé de choses graves est forcé de céder au besoin de renouveler ses idées, de récréer son esprit en l’appliquant de temps en temps à des sujets légers et agréables qui le ramènent momentanément dans la vie ordinaire ? Or si des esprits d’élite, si des âmes honnêtes et habituellement sérieuses, sentent cependant le besoin impérieux de céder à ces petites faiblesses passagères, et de se débarrasser de quelques rayons d’un feu intérieur trop vif, dans des compositions imaginaires ; comment s’étonnerait-on de ce que ceux à qui le ciel n’a pas donné ce moyen de soulagement essayent de lasser et d’user les facultés trop ardentes de leur âme, en les employant à comprendre et à sentir ce que d’autres ont imaginé ?

C’est donc chose impossible que d’interdire ce genre de distraction aux peuples civilisés ; et il n’y a rien de plus déraisonnable et de plus impolitique que de séquestrer comme un troupeau malade, un Boccace, un Chaucer, un Piccolomini, un Amyot, un Bandello, un Arioste, un Rabelais, un d’Urfé, et par mesure de sûreté générale, mesdames de la Fayette et de Tencin, Segrais, la Fontaine, Racine, Molière, Hamilton, l’abbé Prévost, le Sage, Richardson, Fielding, J. J. Rousseau, Voltaire, Walter Scott et lord Byron. Plus les censeurs se montrent durs et austères à l’égard d’hommes de cette trempe, plus le public s’attache à ces illustres proscrits ; et quand il s’aperçoit qu’on leur a fermé les portes du temple et des académies, il leur bâtit des monuments, il leur élève des statues sur les places publiques.

D’ailleurs la lecture des romans produit-elle effectivement sur les jeunes lecteurs, ceux qui nous occupent particulièrement, des impressions aussi fâcheuses qu’on le suppose ? Nul doute qu’il soit prudent d’écarter de tels livres de leurs yeux. Cependant, avant cette précaution, il y en aurait une plus importante à prendre ; ce serait d’être réservé en actions et en paroles en présence des jeunes gens ; en un mot, de ne pas faire de romans devant eux ; soin que ne prennent pas toujours, tant s’en faut, leurs parents, leurs amis, ceux-là même qui se piquent d’être si sévères sur le choix des lectures. Ce qu’un adolescent, garçon ou fille, sait déjà par