Page:Delzant - Les Goncourt, 1889.djvu/125

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entier un individu vulgaire de corps et d’esprit, appliquer à son cas une méthode précise et scientifique, reconstituer son milieu au moyen de petits faits accumulés pris sur la nature, pénétrer intimement dans son existence, l’éclairer au dedans et, usant d’une large sympathie rendue puissante par le talent, analyser les successives dégradations de son âme, mettre à nu la plaie cachée de son corps et entreprendre sa démonstration pathologique. Il y a eu, dans l’innovation des Goncourt, une part de l’énergie et de l’audace qu’a dû déployer André Vesale quand, pour la première fois, il a osé planter le scalpel dans un cadavre pour y puiser la science de la vie.

Avant les Goncourt, la peinture des maladies morales était laissée à la philosophie qui ne s’en souciait guère, et la médecine retenait, à elle seule, la description des maux physiques. Ainsi se trouvait écarté de l’art un des ferments d’émotion et les éléments de curiosité et d’attirance les plus vivants et les plus humains. L’école romantique avait vu surtout, dans les humbles et les misérables, des repoussoirs et des antithèses vivantes qu’elle opposait aux puissants et aux magnifiques, à l’instar de Molière, quand il écrivait la scène du pauvre, dans son Don Juan. Claude Gueux, Ruy Blas, Jean Valjean sont des prétextes à métaphores toujours sonores, parfois superbes, mais dans lesquelles il y a plus de poésie que d’observation et de vérité. La beauté du style couvre des dessous presque vides. C’est de la littérature de poète, en l’air, sans racines dans la réalité et dans la vie.

Les Goncourt, à leur début, s’étaient laissés aller, eux aussi, à ces caprices de l’hippogriffe. On a vu que leurs premiers livres n’étaient guère que des débauches de verve et d’esprit, des ruades de poulains échap-