Page:Delzant - Les Goncourt, 1889.djvu/215

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moi, je vais me sauver un mois en Champagne, et ne pas travailler du tout au bouddhisme. Burty ! Burty, la science te perdra ! Tu es l’homme qui veut tout savoir, et rien n’est malsain, pour un esprit parisien, comme l’étude des religions !
Tout à vous, cher ami,
Edmond de Goncourt.

Le paragraphe de cette lettre relatif à la première eau-forte de Jules se complète par un fragment du Journal où le lecteur assiste, chez le patriarche de l’impression, le vieux Delâtre, au tirage d’une épreuve d’essai :

17 février 1859. — Je suis dans une pièce au rez-de-chaussée où deux fenêtres sans rideaux versent un jour cru et laissent voir un jardinet pelé, aux arbustes maigres. Devant moi une grande roue et, sur la roue, le bras nu d’un homme, la manche relevée ; à côté, le dos d’un autre homme en blouse grise, encrant et chargeant une planche de cuivre sur la boîte, l’essuyant avec la paume de sa main, la tamponnant avec de la gaze, la bordant et la margeant avec du blanc d’Espagne…

Et moi, sur ma chaise, j’attends avec l’émotion d’un père qui attend un héritier ou rien. C’est ma première eau-forte que je fais tirer chez Delâtre : le portrait d’Augustin de Saint-Aubin. Oui, voilà plusieurs jours que nous sommes plongés dans l’eau-forte, mais jusqu’au cou et même par-dessus la tête. Particularité étrange, rien ne nous a pris dans la vie comme ces choses : autrefois le dessin, aujourd’hui l’eau-forte. Jamais les travaux de l’imagination n’ont eu, pour nous, cet empoignement qui fait absolument oublier non seulement les heures mais encore les ennuis de la vie et tout au monde. On est de grands jours à vivre entièrement là-dedans. On cherche une taille comme on ne cherche pas une épithète, on poursuit un effet de griffonnis comme on ne poursuit pas un tour de phrase. Jamais peut-être, en aucune situation de notre vie, autant de désir, d’impatience, de fureur d’être au lendemain, à la réussite ou à la catastrophe du tirage.

Et voir laver la planche, la voir noircir, la voir nettoyer, et voir mouiller le papier, et monter la presse, et étendre les couvertures, et donner les deux tours, ça vous met des palpitations dans la poitrine, et les mains vous tremblent à sai-