Page:Delzant - Les Goncourt, 1889.djvu/49

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couchions, mon frère et moi, dans le bienheureux état d’esprit de jeunes auteurs attendant, pour le jour suivant, l’apparition de leur premier volume aux étalages des libraires, et même, assez avant dans la matinée du lendemain, nous rêvions d’éditions, d’éditions sans nombre… quand, claquant les portes, entrait bruyamment dans ma chambre le cousin Blamont, un ci-devant garde du corps, devenu conservateur poivre et sel, asthmatique et rageur.

— « Nom de Dieu, c’est fait ! — soufflait-il.

— Quoi, c’est fait ?

— Eh bien, le coup d’État !

— Ah fichtre !… et notre roman dont la mise en vente doit avoir lieu aujourd’hui… ! »

C’était, en effet, de la malechance. Les auteurs, descendus dans la rue, cherchèrent vainement, sur les murs, les affiches qui devaient annoncer la publication de leur livre. Gardès, l’imprimeur de la Revue des Deux Mondes, dans les ateliers duquel le volume avait été composé, voyant, pendant la nuit du coup d’État, des soldats envahir sa maison, avait craint qu’on pût découvrir dans En 18 un rappel dissimulé du 18 brumaire, et il avait détruit les placards.

La publication du livre fut retardée de deux jours, mais Paris, acculé sous la terreur des massacres et des proscriptions, pensait à tout autre chose qu’à s’enquérir du roman de deux inconnus. Le lundi suivant « le monde politique attendait curieusement le feuilleton de J. Janin. On croyait à une escarmouche de plume, à un feuilleton de bataille des Débats sur n’importe quel thème, à un spirituel engagement de l’écrivain orléaniste avec le nouveau César. » Grande fut la surprise des auteurs du nouveau livre et aussi, sans doute, des lecteurs habituels du Prince des critiques