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une parole, cette particularité mystérieuse qui fait les sympathies et les antipathies.” »[1]

Charles Demailly et Manette Salomon sont bâtis sur un même sujet : l’anéantissement progressif de deux intelligences d’élite par deux femmes. Femmes bien différentes sans doute, comme sont aussi très différents les milieux dans lesquels souffrent et meurent les malheureux qui sont agrafés à elles par le mariage. Tous les deux sont des victimes du don de sentir, don admirable et funeste qui fait les œuvres grandes et les auteurs misérables.

Au reste, les souffrances de Coriolis et de Charles Demailly n’étaient que l’écho des souffrances des auteurs dont l’intelligence et la sensibilité semblaient, elles aussi, vouées aux bêtes. Ils souffraient comme souffrit Dickens. L’accueil fait à leur nouveau livre, le silence qui s’était refermé sur lui, pesèrent d’un poids bien lourd sur leurs esprits. Pourtant, moins malheureux que beaucoup d’autres, ils n’avaient pas perdu la conscience de leur talent et de leur valeur personnelle, car, un mois et demi après la publication, l’un des frères écrivait sur le cahier des souvenirs : « 10 mars (1860). — J’ai reçu de Mme Sand, sur les Hommes de lettres, une lettre charmante comme une poignée de main d’ami… La vérité est que notre livre a un succès d’estime : il ne se vend pas. Au premier jour, nous avons cru à une grande vente. Et nous restons, depuis quinze jours, à cinq cents, ignorant si nous arriverons à une seconde

  1. Article sur la Maison d’un artiste, paru dans le Livre. Plus tard, dans la partie encore inédite du Journal, Edmond de Goncourt écrira :

    « 4 mai 1876 — Aujourd’hui les larmes me sont venues aux yeux en corrigeant les épreuves de Charles Demailly. Jamais, je crois, il n’est arrivé à un auteur de décrire par avance, d’une manière aussi épouvantablement vraie, le désespoir d’un homme de lettres, sentant tout à coup l’impuissance et le vide de sa cervelle. »