Page:Denikine - La décomposition de l'armée et du pouvoir, 1922.djvu/147

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D’autres voyaient la seule cause de notre défaite dans la démoralisation des troupes.

En réalité, l’échec était dû à deux raisons : l’une tactique, car il y avait tout lieu de douter de l’utilité d’occuper une tête de pont étroite au moment de la crue de la rivière et lorsque l’arrière n’était pas assuré comme il convient ; de plus, l’utilisation de moyens techniques et des troupes laissait tant soit peu à désirer. L’autre raison était psychologique : la déchéance du sentiment moral et de la discipline dans l’armée. Cette dernière circonstance, qui se traduisit, entre autres, dans le nombre hors de toutes proportions des prisonniers, « donna à réfléchir », encore que pour des motifs différents, tant au Grand Quartier russe, qu’au Grand Quartier de Hindenburg.

Le front le plus important, objet d’une sollicitude particulière, était le front du Sud-Ouest ([1]) allant de la Pripiat à la Moldavie. De là partaient vers le Nord-Ouest des lignes d’opérations extrêmement importantes, se dirigeant à l’intérieur de la Galicie et de la Pologne, vers Cracovie, Varsovie, Brest-Litovsk. Une offensive sur cette ligne, protégée au Sud par les Carpathes, séparait le groupe méridional des armées autrichiennes des armées allemandes du Nord, dont elle menaçait l’arrière et les communications. Ces lignes d’opérations, qui, en somme, n’offraient pas d’obstacles sérieux, nous faisaient déboucher sur le front des troupes autrichiennes dont les qualités combatives étaient de beaucoup inférieures à celles des troupes allemandes. L’arrière de notre front du Sud-Ouest était relativement organisé et bien approvisionné ; la mentalité des hommes, du commandement et des états-majors avait toujours sensiblement différé de celle des autres fronts : dans l’ensemble de la campagne, toujours glorieuse, mais trop rarement heureuse, seules les armées du Sud-Ouest avaient remporté des succès foudroyants, fait des centaines de milliers de prisonniers, franchi victorieusement des centaines de verstes en territoire ennemi, descendu les Carpathes et pénétré dans la Hongrie. Ces troupes avaient avant toute chose confiance dans le succès. Le front du Sud-Ouest avait rendu célèbres les noms de Broussilov, Kornilov, Kalédine… Tout cela faisait considérer le front du Sud-Ouest comme la base naturelle et le centre des opérations à venir ; c’est là, par conséquent, qu’on concentrait les troupes, le matériel de guerre, une grande partie de l’artillerie lourde (« Taon ») et les munitions. On préparait surtout pour une offensive, en y établissant des places d’armes et des routes, la région comprise entre le haut Sereth et les Carpathes.

Plus loin s’étendait, jusqu’à la mer Noire, le front de Roumanie ([2]). Après la campagne malheureuse de 1916, nos troupes

  1. Commandé successivement par les généraux Broussilov, Goutor, Kornilov, Balouev, Dénikine, Volodtchenko.
  2. Commandé successivement par les généraux Sakharov et Stcherbatchov.