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Page:Des Érables - La guerre de Russie, aventures d'un soldat de la Grande Armée, c1896.djvu/30

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VIE DE NAPOLEON Ier

Mais la crainte de réveiller mes compagnons de chambrée, qui pouvaient prendre fait et cause pour l’autre ou réclamer leur part du butin, m’empêcha d’exécuter ce projet.

Je résolus de recourir à la prière, aux humbles supplications. Pour un morceau de pain, on fait beaucoup, quand l’estomac crie famine. M’agenouillant à côté du soldat qui tenait toujours obstinément les yeux fermés, je lui frappai doucement sur l’épaule.

Il fit semblant de sortir d’un profond sommeil. Ni mécontentement ni colère dans son regard. Il avait plutôt peur et je crus un instant qu’il allait crier.

— Ne fais pas de bruit, lui dis-je, c’est un ami qui vient à toi.

Il ne répondit pas, mais de sa main tremblante il enfonça profondément dans son sac les chères provisions obtenues peut-être au prix des plus pénibles sacrifices.

Alors je lui chuchotai à l’oreille :

— Je t’en prie, cède-moi un tout petit morceau de pain ; j’ai de l’argent et je te payerai généreusement.

Toujours pas de réponse, mais un signe de tête qui en disait plus long qu’un savant discours.

Je reviens encore à la charge :

— Tu es jeune et tu n’as pas fermé ton cœur à la pitié… Ce que je te demande est fort peu de chose. Bientôt nous partirons d’ici, et nous aurons des vivres en abondance, c’est l’empereur lui-même qui l’a promis… Tu sais bien que les convois sont en route depuis plusieurs jours. Ils arriveront peut-être demain, et alors plus rien ne nous manquera… Puis, si la chance t’a favorisé aujourd’hui, une autre fois tu auras peut-être besoin de moi… Crois bien que je te viendrai volontiers en aide, si tu as pitié de moi aujourd’hui.

Et de nouveau je tendis la main, humble, suppliant, malgré la sourde colère qui commençait à me gonfler le cœur.

Le « richard » se souleva sur son coude, plongea sa main dans son havre-sac et me tendit un croûton de pain que je saisis avec avidité.

— Encore un petit morceau, suppliai-je.

— Plus rien ! dit le conscrit, en élevant la voix.

Le sans-pitié avait compris qu’il lui suffisait de faire un peu de bruit pour me chasser.

Je retournai bien vite à ma place, et, après avoir tourné et retourné entre mes doigts l’aumône plus que maigre obtenue à force de supplications, je fis un semblant de repas avec cette ombre de nourriture et je m’étendis de nouveau sur mon lit de pierre.

Inutile de dire que je ne m’endormis plus.

Torturé par la faim, tourmenté plus encore par l’idée que là, près de moi, un homme repu, faible, craintif, dormait ou faisait semblant de dormir, la tête appuyée sur un gros paquet de provisions, m’empêchait de fermer les yeux.

Je me mis à songer à mes parents, à mes frères et sœurs, à mes amis, à ma patrie… Ceux que j’avais laissés là-bas étaient bien inquiets sans doute, mais ils pouvaient se consoler mutuellement, le même toit les abritait, ils se chauffaient au même feu, ils mangeaient à la même table. Moi, j’étais seul, au milieu de cette armée innombrable ; personne n’était là pour m’adresser une parole amie… J’avais la mort dans l’âme et la faim me torturait.