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Page:Des Érables - La guerre de Russie, aventures d'un soldat de la Grande Armée, c1896.djvu/74

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vie de napoléon Ier

ainsi exposés presque nus au froid mortel qui abattait même les plus forts. Souvent aussi ils les perçaient de leurs lances.

À tout moment nous rencontrions de pauvres soldats à moitié morts de froid et de misère, qui cherchaient à nous suivre et qui, voyant l’inutilité de leurs efforts, s’étendaient tristement sur la neige, où la mort ne tardait pas à venir les glacer.

Nous pûmes marcher ainsi jusque vers midi. La route que nous suivions était celle par où avaient passé les débris de la grande armée. Il était impossible de s’y tromper, malgré la neige qui tombait sans relâche. Ici, on voyait les restes d’un bivouac ; une place vide remplaçait le feu éteint, et tout autour un triple rang de cadavres nous faisait frémir d’horreur malgré l’habitude que nous commencions à avoir de pareils spectacles.

Plus loin, un cheval, tombé en travers du chemin, levait en l’air ses jambes raidies qui sortaient de la neige comme ces piquets plantés par les fossoyeurs pour indiquer l’emplacement d’une tombe.

Puis, c’étaient des canons démontés, des affûts brisés, et encore et toujours des cadavres d’hommes et de chevaux !

Les rois et les empereurs songent-ils bien à tout cela, lorsqu’ils se déclarent la guerre, c’est-à-dire lorsqu’ils décident d’envoyer à la mort quelques milliers de pauvres soldats ?

Dieu sait si jamais je sortirai vivant de ce pays ; mais, quoiqu’il arrive, ce n’est pas moi que l’on surprendra encore à jeter des cris de joie, lorsqu’on nous parlera de nouvelles batailles et qu’on nous promettra d’autres victoires !

Je me disais tout cela, lorsque nous atteignîmes le sommet d’une colline, au pied de laquelle s’étendait une grande forêt de sapins.

Cette vue nous causa beaucoup de joie. Sous les arbres, dont le branchage touffu et entrelacé formait d’excellents abris, il nous serait facile de nous dérober aux regards investigateurs des cosaques.

Il fut donc décidé que nous entrerions dans la forêt pour y prendre un peu de repos et de nourriture, deux choses dont nous avions grandement besoin.

Nous nous glissâmes entre les arbres dont les branches les plus basses trainaient à terre, regardant à tout moment derrière nous, pour nous assurer que les cosaques ne nous suivaient pas.

Je passai le dernier sous l’arcade verte formée par une épinette renversée. Un coup-d’œil sur l’immense plaine enneigée me prouva que nous avions pour le moment échappé à nos cruels ennemis. Je constatai même avec une satisfaction égoïste que les fuyards, qui se trainaient péniblement sur les traces de l’armée française, ne songeaient pas à venir nous rejoindre dans notre retraite.

Tant mieux ! me dis-je ; il nous reste quelques provisions et nous n’avons nulle envie de les partager avec qui que soit.

L’extrême misère rend souvent cruel et chasse du cœur tout sentiment de pitié.

Nous voilà réunis autour d’un grand feu. La cousine et son enfant ont la meilleure place : il s’en trouve parmi nos compagnons qui ne voient pas d’un bon œil les légers avantages dont nous voulons faire jouir cette courageuse femme, mais mon cousin, le caporal et moi, nous nous montrons si bien décidés à la défendre, que les mécontents se taisent.

Le feu autour duquel nous nous pressions et que mes camarades alimen-