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Page:Des Érables - La guerre de Russie, aventures d'un soldat de la Grande Armée, c1896.djvu/80

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VIE DE NAPOLÉON Ier

français ! Viens, dis-je au caporal, prouvons que l’adversité peut bien nous abattre un moment, mais que jamais elle ne nous rendra lâches !

— Tu m’insultes ! hurla le vieux en dégaînant.

— Je te dis la vérité, rien que la vérité, répondis-je en faisant un pas en avant ; et cette vérité je te la jette à la face : tu es un lâche !

Et à mon tour je tirai mon épée.

Deux ou trois de nos camarades excitaient le voltigeur ; d’autres cherchaient à me calmer.

Le caporal me dit à l’oreille :

— Notre petite protégée a besoin de nous…

Dans toute autre circonstance, mon antagoniste eût payé cher sa témérité. Mais je pensais à mes amis dont la vie était en danger, je maîtrisai ma colère et implorai encore pour ceux que j’aimais la pitié de mes compagnons.

Hélas ! la misère avait transformé complètement tous ces hommes. Ils s’en allèrent sans même daigner me répondre.

— Courons vite, dit le caporal et ne perdons pas une minute.

Nous nous dirigeâmes au pas de course vers la forêt. Ce n’était pas chose facile, car nous avions de la neige jusqu’aux genoux, et l’anxiété nous coupait la respiration. Vingt fois je fus sur le point de jeter mes provisions, afin de courir plus vite ; mais la prudence me conseillait d’avoir le plus grand soin de ces vivres qui nous avaient coûté si cher et je poursuivis ma course malgré le poids accablant de ma charge.

Le caporal était haletant ; mais le vaillant et généreux jeune homme ne cessait de me dire :

— Du courage ! peut-être arriverons-nous à temps !

Du courage, j’en avais certainement beaucoup, et Dieu m’est témoin que je n’eusse reculé devant aucun danger. Mais un secret pressentiment me disait qu’un horrible malheur m’arrivait en ce moment ; j’eusse donné volontiers tout ce que je possédais, pour entendre un seul coup de fusil. Mais rien, pas le moindre bruit, ne venait m’annoncer que nos amis se défendaient encore.

Cette pensée me fut bien cruelle. Je l’aimais tant, ce pauvre petit ange qui m’avait souri au moment où le sombre désespoir allait envahir mon cœur. Je l’aimais, cette tendre fleur éclose dans la neige. Vivait-elle encore ? N’avait-elle pas été foulée aux pieds des hommes et des chevaux pendant cette mêlée sanglante que nous avait révélée le bruit lointain de la fusillade ? Les cosaques l’avaient-ils épargnée ? Je n’osais guère l’espérer, maintenant surtout que je venais de voir combien de cruauté la guerre peut mettre dans les cœurs.

Nous avançons toujours, nous encourageant mutuellement et cherchant à nous guider le plus directement possible vers la place où nous avons laissé nos amis. Nous éprouvons la plus grande peine à nous orienter : tous les arbres de l’immense forêt se ressemblent et aucun sentier n’est tracé dans ce dédale. Cependant nous prenons la bonne direction : un tronc renversé que nous avons remarqué au départ nous dit que nous approchons du bivouac.

Et toujours le même silence !

Je cherche encore à me tranquilliser. Les cosaques ne voyagent que par petits groupes : ils auront vu que la lutte pouvait tourner à leur désavantage, et ils sont partis aux premiers coups de fusil.