Page:Deschamps, Émile - Œuvres complètes, t4, 1873.djvu/296

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286 ŒUVRES D’EMILE DESCHAMPS. la mort, comme si elle eût dû Tenlever aux rêves de l’amour, aux illusions de la gloire. Sublime instinct de la conservation, quel mystère vous êtes! Lord *** occupait un magnifique hôtel, non loin du marché Saint-Germain, et c’est là, lorsqu’il n’avait point assez de force pour supporter les fatigues du carrosse jusqu’à la halle, qu’il faisait traîner sa cadu- cité sensuelle par deux grands laquais et un jeune groom déguisé en hussard, sur lequel il s’appuyait comme sur une canne, et qui, de baquets en baquets, d’étalage en étalage, de poissarde en poissarde, recru- tait de sa main droite un choix de poissons frais ou autres qu’il savait être au goût ;du nez de son maître, et les lui présentait à la hauteur convenable. Ce nez ardent et goulu s’abattait sur la proie odorante et y restait délicieusement collé comme le staphylin-bour- don sur son régal, ou frétillait, ivre de volupté, comme l’oiseau-mouche qui pompe, en folâtrant, le suc em- baumé des roses. Le vieux gastronome, non pas sans argent, mais sans estomac et sans palais, faisait ainsi le tour du marché, humant toute l’aristocratie de la marée du jour, et payant de place en place la location de son déjeuner. Puis, quand il n’avait plus faim, il revenait à son hôtel dans le même ordre qu’il en était sorti, et rumi- nait sa digestion jusqu’au dîner, exécuté dans le système culinaire de son odorat, ei qu’on lui servait à domicile. Quelquefois même, il sonpait avec autorisa- tion de ses médecins anglais, mais très-légèrement; les* fromages fermentes et les poissons crus passaient comme des colibris devant son nez, et il fallait qu’il les respirât au vol. Comment et de quoi existait-il? c’est un problème qui fait travailler beaucoup d’académies... Elles nous l’expliqueront quelque jour, vous verrez !