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LEGS DE MADEMOISELLE DE LENCLOS.

mon âge. Mademoiselle de Lenclos avait autrefois connu ma mère, qui était fort amie de l’abbé de Châteauneuf. Enfin, on trouva plaisant de me mener chez elle. L’abbé érait le maître de la maison : c’était lui qui avait fini l’histoire amoureuse de cette personne singulière. C’était un de ces hommes qui n’ont pa- ; besoin de l’attrait de la jeunesse pour avoir des désirs, et les charmes de la société de mademoiselle de Lenclos avaient fait sur lui l’effet de la beauté. Elle le fit languir deux ou trois jours ; et enfin l’abbé lui ayant demandé pourquoi elle lui avait tenu rigueur si longtemps, elle lui répondit qu’elle avait voulu attendre le jour de sa naissance pour ce beau gala ; et ce jour-là, elle avait juste soixante et dix ans. Elle ne poussa guère plus loin cette plaisanterie, et l’abbé de Châteauneuf resta son ami intime. Pour moi, je lui fus présenté un peu plus tard ; elle avait quatre-vingt-cinq ans. Il lui plut de me mettre sur son testament ; elle me légua 2 000 francs pour acheter des livres. Sa mort suivit de près ma visite et son testament[1].

L’histoire de ce dernier caprice de la vieille Ninon est demeurée, de toutes ses aventures, celle qui a le plus couru et qu’on s’est plu davantage à répéter, bien qu’au fond cela n’ait rien que de médiocrement souriant. D’abord est-on bien sûr que ce ne soit pas là un conte brodé à plaisir, comme on en a été si prodigue à l’égard de la moderne Léontium ? Au moins y a-t-il plus d’une variante à cette historiette. Châteauneuf a à disputer les honneurs de cette dernière victoire à deux autres personnages, tous deux de l’intimité de celle-ci, M. de R*** (sans doute Rémond, introducteur des ambassadeurs) et l’abbé Géd*** (Gédoyn). L’auteur de la Vie de Mademoiselle de Lenclos ne parle nullement de Châteauneuf, et, s’il écarte M. de R***, c’est au pro-

  1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. XXXIX, p. 408, 409. Sur Ninon Lenclos à M ***, 1751.