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Page:Desrosiers - Les Engagés du Grand Portage, 1946.djvu/13

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I

LES ENGAGÉS DU GRAND PORTAGE



TROP comprimée entre ses berges de pierre, l’eau bouillonne et se boursoufle, jaune comme de la mélasse diluée. Le canot de maître relâche enfin au fond d’une crique ; il ne doit point toucher le rivage. Alors André Bombardier, premier rameur ou brigadier, et François Lendormy, gouvernail, se laissent glisser jusqu’aux aisselles dans le courant et le maintiennent par les pinces.

Abandonnant leurs pagaies, les milieux se passent sur la tête le collier, large bande de cuir qui se termine par des lanières ou branches ; deux par deux, pour s’entr’aider, ils s’attachent mutuellement dans le dos un lourd ballot, qui repose sur les reins ; ils sautent dans le ruisseau, puis ils ajoutent par-dessus cette première charge une cassette ou un baril, des sacs de plombs ou de balles, tout un chargement hétéroclite qu’ils appuient sur la nuque ou les épaules courbées. Et, presque pliés en deux sous ce faix de cent soixante-dix à deux cents livres, ils gagnent la rive, gravissent la berge de roc nu, disparaissent au petit trot pour aller déposer leurs pièces en amont de la cataracte, deux cents verges plus loin.

Les deux bouts, hommes robustes et forts, demeurent à leur poste ; le sol vibre, une pluie les arrose, ils doivent crier pour s’entendre. Car, séparée du ruisselet par un éperon de pierre, l’Outaouais, la Grande Rivière se précipite dans une chute et tord les boyaux de ses gros flots bruns au fond du lit qu’elle s’est creusé.

Dans la pénombre, quatre canots débouchent encore du chenal à tour de rôle ; ils se placent à la suite du premier et exécutent la même manœuvre. Ensemble, ils composent la