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Page:Desrosiers - Les Engagés du Grand Portage, 1946.djvu/184

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jamais songé à s’en servir pour tromper ; si habitué était-il à établir entre elle et la vérité un lien direct, qu’au début, il n’y a pas si longtemps encore, il croyait presque tout ce qu’elle exprimait. Mais son expérience l’a détrompé. Et alors Turenne a dû entreprendre de se former une oreille musicienne, habile à saisir les nuances des conversations, à reconnaître au passage les phrases prononcées pour induire en erreur, pour indisposer contre autrui, donner le change, flatter…

Mais comment se défaire de l’ancienne crédulité ? Il saisit le mensonge, mais deux jours en retard, lorsque sa mémoire revient sur les conversations. « Ai-je été sot de croire cela ? » se dit-il alors. Mais l’instant d’après, il retombe dans sa crédulité, et ce n’est qu’à force d’exercices répétés qu’il en vient à lire couramment, comme on lit dans un livre, ce qu’un homme comme Montour peut cacher sous les mots.

Du même coup, il accorde de moins en moins de part à l’opinion des autres dans la formation de sa propre pensée. Quelle place dans son intelligence ne les laissait-il pas autrefois remplir ? Il acceptait comme vérité n’importe quelle parole ; il absorbait sans la digérer l’interprétation de tout événement, l’appréciation d’un homme ou d’un fait.

Alors, puisque les autres tentent de le tromper, il doit se rejeter sur lui-même. Sa pensée, désormais très active, n’accepte plus rien sans l’avoir étudié elle-même ; elle se refuse à une nourriture mâchée. Tant qu’elle n’a pas tout ruminé, tout revu, ou mis au point, elle n’a pas de cesse.

Une seconde leçon suit la première. « Prends garde, se dit à tout instant Turenne ; prends garde, tout homme est ici ton ennemi. » Mais le commandement vient de l’intelligence ; il n’est pas inscrit et diffusé dans son être. Alors, malgré sa résolution, il cause par exemple à cœur ouvert avec l’un des engagés, et, quelques minutes plus tard, Montour lui révèle, d’un mot, sans le vouloir, que tout lui a été rapporté. Et c’est la leçon qu’il apprend le plus difficilement.

Et surtout, il pénètre Nicolas Montour, cet homme qui avait toujours excité sa curiosité. Le chef de la brigade est un

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