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Page:Desrosiers - Les Engagés du Grand Portage, 1946.djvu/55

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gravier, s’infiltrent dans des gorges étouffées de troncs déracinés, de branches brisées et de souches pourries.

Au cours de cette courte mais vive ascension au-dessus du lac Supérieur, tout enthousiasme se perd. Au début, encore, des éclats de gaieté : quelques-uns des nouveaux bouts ont renouvelé leur contrat au Grand Portage et ils ont reçu leur régale : une mesure de vin ou de rhum.

Au portage de la Prairie où la brigade couche le premier soir, au portage de la Hauteur des terres, ils s’enivrent, ils se battent, ils se provoquent à porter jusqu’à six ou sept pièces sur leurs épaules.

Mais ce reste d’ardeur s’éteint vite. Chaque jour, quatre ou cinq portages, sans compter les décharges, le remorquage à la haussière, le béquillage. Puis il faut réparer continuellement les mauvais canots qui se déchirent sur les embarras.

Tout provient de l’exiguïté des cours d’eau qui réservent encore un nouveau supplice aux voyageurs. Depuis leur départ du fort Charlotte, ils souffrent des attaques d’ennemis insaisissables et multiples : maringouins, brûlots, mouches des sables. Ces insectes pullulent dans les fosses de verdure où la brigade circule en canot, dans ces sous-bois et ces marais bouillonnants d’eau que jamais un souffle de vent n’atteint.

Pour se protéger, les voyageurs allument le soir des feux de bois pourri ou de feuilles en décomposition : ils fument leur pipe jusqu’à la nausée. Mais rien n’y fait. Sous les canots où ils se glissent pour dormir, ils subissent la caresse, le chatouillement, l’attouchement, les piqûres de toute cette vie animale ; ils entendent le bourdonnement clair, incessant, qui rend fou dans l’obscurité. De fatigue, les mangeurs de porc s’abandonnent aux fines morsures. Quelques instants de sommeil agité, et, de désespoir, ils se lèvent, marchent, cherchent les endroits, s’il y en a, où circule une forte brise et se plongent dans l’eau. Ils ont les mains et la figure en sang.

Bourgeoys et commis se protègent de voiles verts et de gants ; ils s’enduisent d’huiles spéciales. Orignaux, chevreuils, cariboux, s’immergent jusqu’à la tête dans les rivières et les

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