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les opiniâtres

Les embarcations retournaient sous l’impulsion du courant et de la brise. Et Pierre de Rencontre observait pour la première fois, au-dessus des Trois-Rivières, la zone neutre qu’était devenu le fleuve ; solitude absolue ; pas un canot ; pas un homme. Le gibier se réfugiait là ; depuis soixante-quinze ans, il s’y multipliait en liberté. Colons et soldats voyaient galoper au loin dans les îles des troupeaux de chevreuils et d’orignaux qui comptaient des centaines de têtes. Les bêtes bondissantes s’immobilisaient parfois dans une attitude d’écoute, pâturaient des prairies naturelles, s’avançaient dans l’eau, traversaient d’une île à l’autre ou gagnaient la terre ferme. Parfois un canot se détachait, cernait un cerf à la nage, et les Sauvages le massacraient à coups de couteaux.

Sur le rivage et dans l’eau foisonnaient le castor, la loutre, le rat musqué. Les renards débouchaient des halliers. Des ours gras marchaient lourdement. À l’automne et au printemps, le gibier aquatique obscurcissait le ciel au-dessus des marais, des lagunes et des jonchaies. Au temps de la montaison, les saumons engorgeaient les affluents du fleuve jusqu’aux Grands Lacs et au delà ; des voyageurs en embrochaient du bout de leur épée en passant à côté des rapides. Les lignes ramenaient des esturgeons de quatre cents livres.

La flotte mouilla près du rivage pour la nuit. Autour des feux, les hommes mangèrent de la fraîche venaison rôtie à la broche. Après le repas, Pierre s’avança à côté de l’eau lisse et noire, parmi la végétation aquatique qui recouvrait la boue craquelée de la large grève. Cette futaie d’érables rouges de cent, cent vingt pieds de hauteur, atteignait à la majesté. Tous, des arbres