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les opiniâtres

polies et sans nœud. Puis, il avait donné l’exemple : ses voisins, il les avait entraînés dans son élan.

Plus loin, dans cette talle poussée en hampes, voici un infirme. Il était né après ses voisins, dans un petit coin de lumière. Il n’avait jamais joui que d’un soleil tamisé. Il poussait quand même avec vigueur. Mais un jour sa cime avait heurté la voûte de feuilles de ses voisins. L’infirme ne s’était pas découragé. Il s’était brusquement incliné à gauche pour s’infiltrer par une lézarde où brillait le firmament. Mais celle-ci s’était obstruée dans l’intervalle, et il était demeuré là, incapable de s’allonger, incapable de mourir, coincé pour la vie. La première partie de son tronc avait grossi comme s’il devait porter un fût imposant ; la seconde s’effilait comme un moignon.

Et cette plaine, trop ceinturée de lisières, elle avait crû en tournant sur elle-même. L’écorce présentait en relief les spirales de l’aubier. On aurait dit qu’un géant l’avait vissée dans le sol et que le bois, trop tendre, avait éclaté.

Plus loin s’offrait un gaulis : des tiges de même taille pressées les unes à côté des autres. Mais d’une cruauté féroce, les plus drues tuaient les plus faibles : aguerries par leurs nombreux combats, elles imposaient de lentes agonies à leurs pareilles et se nourrissaient ensuite de leur substance.

La forêt se peuplant d’êtres qui dissipaient la solitude, Pierre reconquérait son équilibre. Un jour même, il éprouva une impression d’une acuité singulière. Il avait noté une talle de sapins qui trouaient l’air de leurs pagodes effilées. Il s’y rendit, se pencha, souleva les premières branches. Dans l’ombre criblée de soleil, il ne voyait pas bien le lieu d’où les troncs avaient jailli. Mais soudain il distingua, semblables à des cordages rougeâtres, les racines qui rampaient dans toutes les directions sur la pierre nue, enfonçant leurs radicelles dans les coupes de terre, plongeant dans les fentes, cherchant les défauts de cette carapace ;