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Album Universel (Monde Illustré) No 1173 Montréal, 20 octobre 1906. Soudain, quelque chose comme une clameur d’agonie arriva jusqu’à eux, porté sur l’aile de la tourmente. Et, presque aussitôt, un feu brilla sur le rivage de la pointe orientale, à l’abri du vent. Pendant quelques minutes, ce feu étoila l’obscurité. Puis, soudain, il s’éteignit. —A la chaloupe ! commanda le capitaine Thomas : le poisson est dans la nasse. Jean Brest ne fit qu’un saut vers son échelle, qu’il gravit avec l’agilité d’un gabier de premier numéro. D’un tour de main, il arracha la toile cirée qui masquait la lumière du phare. Puis, une fois descendu au pied de la tour, faisant basculer l’échelle improvisée, il la jeta en bas des rochers qui dominent la mer. Alors, s’adressant à Thomas : —Sans vous commander, capitaine, ne lanternons pas ici et filons. M’est avis qu’on a besoin de nous, là-bas. —C’est vrai. A la chaloupe, et prépare-toi à ramer ferme. —Oh ! pour ça. n’ayez crainte : j’ai dix mille fourmis dans chaque bras. On descendit la pente île la falaise à la course. Il était alors près de minuit. Cinq minutes plus tard, la chaloupe du “Marsouin ” filait silencieusement vers la pointe orientale, regagnant son point de départ. CHAPITRE VII PILLEURS D’EPAVE On mit une bonne heure à rallier la “Pointeaux-Morts. ” Les rafales de vent d’est, après avoir subi des déviations multiples en se brisant sur les hauts rochers qui enserrent la baie de "Forteau”, se transformaient, dans son estuaire, en tourbillons capricieux, en “sautes” imprévues, qui ne laissaient pas que d’embarrasser une petite embarcation. Mais le capitaine Noël et son matelot avaient triomphé d’obstacles bien autrement redoutables, depuis qu’ils naviguaient... Aussi, courbés sur leurs rames, ils poursuivaient imperturbablement leur route, sans souci des lames, sans égard à la bourrasque. Comme ils approchaient des atterrages de l’est, une voix forte se fit entendre : —C’est-il vous autres, les marsouins ? Thomas répondit sur le même ton : —Oui... Où êtes-vous?... Allumez une torche, 1111 fanal, quelque chose qui éclaire... On n’y voit rien. Aussitôt la lumière d’un falot brilla au milieu des rochers, rendant visible la figure très pâle de Gaspard Labarou et la longue silhouete de Jean Bec. —Vite, dépêchez ! commanda nerveusement Gaspard. La chaloupe pénétra dans une anse et aborda de suite. On la mit en sûreté, à l’abri du ressac. Puis Thomas laissa tranquillement tomber de ses lèvres cette question : —Eh bien, camarades, “ça y est-il” ? —Viens voir ! fut la réponse laconique de Gaspard. Et les deux compères, suivis de leurs matelots, escaladèrent le cap. On s’avança jusqu’à la crête regardant le détroit ; et là, en dépit de la demi-obscurité, un spectacle terrifiant s’offrit aux regards. .. A quelques encâblures, un grand navire gisait couché sur son flanc de bâbord, la proue tournée vers la “Pointe-aux-Morts” et la poupe regardant “Terre-Neuve.” De toute évidence, le capitaine devait être un vieux loup de mer qui avait d’abord suivi la bonne course, au large des dangereux récifs de la pointe maudite, puis l’avait changée soudain en apercevant le fanal trompeur substitué par les “naufrageurs” à la lumière officielle de Forteau. Le désastre était complet. De ses trois mâts, le malheureux vaisseau n’en conservait qu’un debout. Les deux autres, — celui de misaine et le grand mât,—gisaient, avec leurs voiles à moitié désemparée, rompus par tronçons, mais retenus les uns aux autres par les multiples cordages du gréement. Thomas vit tout cela d’un coup d’oeil. Se tournant vers Gaspard : —Et l’équipage ? demanda-t-il ? —Oh! l’équipage!... répondit celui-ci en haussant les épaules : il a bu un coup à la grande tasse... Rien à faire. —C’est le sort des marins... murmura philosophiquement Thomas, dont la figure s’assombrit. Puis, chassant vite cette pensée importune : —A la goélette ! commanda-t-il. N’attendons pas que tout s’en aille au diable. Chacun s’empressa d’obéir, sans se préoccuper de la tempête qui faisait rage. En quelques minutes, l’appareillage était ter miné. Au reste, la seule voile déferlée fut le grand fuc. Tout de même, par une nuit semblable, il fallait n’avoir pas “froid aux yeux” pour oser sortir. Mais il n’y avait pas à tergiverser : les nuits sont courtes en juin, et le travail à faire ressemblait un peu à la chasse des grands fauves de la “jungle”, qui ne s’accomplit qu’à la faveur des ténèbres. Tout marcha, du reste, comme sur des roulettes, — au dire de Jean Bec. Le “Marsouin” accosta l’épave sous le vent, se trouvant ainsi à l’abri pour “opérer.” Une heure se passa dans une activité fébrile, — car la mer commençait à baisser et la goélette pouvait demeurer échouée à côté du navire qu’elle pillait. Puis, à un moment donné, le “Marsouin” se détacha du vaisseau naufragé, hissa sa misaine, hissa sa grand’voile, bissa ses focs, hissa toute sa toile, enfin, et s’éloigna vers le large, faisant jaillir sous ses joues alourdies deux gros bourrelets de vagues blanchissantes. Le vautour lâchait son cadavre. —Jean Brest ? —Capitaine ! —As-tu soif ? —Comme le sable du Grand-Désert, capitaine. —Et toi, Jean Bec? —Oh ! moi... plus que ça : comme un fiévreux. —Mes pauvres Jean-Jean, c’est l’eau salée que la brise nous envoie à la figure, ainsi qu’une mitraille : il faut que nous trouvions, dans ces diables de rochers, un trou où fourrer notre “Marsouin”. C’est qu’il a sommeil, le cher bateau, et besoin de repos. —Pare à virer ! commanda en ce moment Gaspard, qui était au gouvernail. Les matelots se précipitèrent aussitôt sur les écoutes. Jean Bec saisit le grelin de tribord du clinfoc, Jean Brest celui de la misaine, puis les deux marins tinrent ces voiles “masquées” jusqu’à ce que la goélette eut fait son “abattée” vers son flanc gauche. Alors on lâcha les écoutes de droite pour border celles du côté opposé. Le “Marsouin” frémit, se pencha sous la pression de sa voilure ; puis, comme un coursier un instant retenu, il reprit son élan sur les flots bouleversés. Bâbord amures, cette fois, on retournait à la côte du Labrador, — mais une bonne douzaine de milles en aval de la “Pointe-aux-Morts”, que l’on venait de quitter. —Savez-vous où va nous mener cette bordée vers le nord ? fit remarquer alors Thomas, d’un ton moitié figue, moitié raison. —Ma foi, non... répondit Jean Bec. —Chez le diable ! ma vieille culotte de peau de rhinocéros... lui souffla dans l’oreille Thomas, qui se prit à ricaner silencieusement. Jean Bec eut un léger tressaillement: —Pour lors, capitaine... commença-t-il. —Oh! moi aussi; Gaspard, de même; ton cousin de Bretagne, également ; nous y allons tous. —A la bonne heure ! fit insoucieusement Jean Bec. Puis, se tournant vers son camarade, en vigie près des haubans de misaine : —Hé ! là ! Jean Brest ? —Présent ! —As-tu la conscience astiquée ? —Heu ! heu ! pourquoi cette question ? —C’est que le “Marsouin” nous mène au dia ble, tu sais ! —La bonne blague !... Tout de même j’espère bien que, dans une petite heure, ce brave bateau de “Marsouin” y jettera l’ancre, dans cette satanée baie du “Dial le”, que je commence à entrevoir là-bas, au bout de notre beaupré Et Jean Brest, après avoir indiqué du doigt une vague dépression de la côte nord, ramena sa main sur son estomac, qu’il se prit à frotter comiquement, disant d’une voix plaintive : —J’ai bien hâte d’aborder le plancher des vaches, nom d’un tonneau, car il commence à faire rudement soif là-dedans ! —A qui le dis-tu ! Holà ! ouf ! gémit comme 1111 écho Jean Bec. —Encore un peu de patience, mes Jean-Jean ânonna paternellement Thomas. Nous laisserons mollir le vent, dans cette aimable baie de l’amiral des Enfers, tout en mettant en perce un des tonneaux recueillis là-bas. —Bravo! “Vive le capitaine du “Marsouin”, cria Jean Brest. —“Captain Thomas for ever” !... Iiurrah ! fit à son tour Jean Bec, qui, en sa qualité de (Juébeçquois, avait une teinture d’anglais. Et le “Marsouin”, bondissant comme son homonyme amphibie sur les vagues démontées, filait toujours, filait éperdument! Les hauts mornes de Terre-Neuve se noyaient peu à peu dans le brouillard, tandis que les falaises crayeuses de la rive nord accentuaient à vue d’oeil leurs assises monumentales et leur-, dentelures baignant dans la mer. Thomas, connaissant mieux que son compère les abords de cette baie du “Diable” où l’on voulait faire escale, remplaça Gaspard à la roue. Et tout le monde prit position en vue du mouillage : les matelots aux drisses, Gaspard au guindeau. Le timonier, les deux mains sur la roue, attentif à la direction suivie par son vaisseau, scrutait du regard ce chaos rocheux où son oeil exercé distinguait le thalweg assombri indiquant l’ouverture de la baie du “Diable.” A une couple d’arpents des falaises, il commanda : —Bas la misaine et la grand’voile ! Largue un peu les focs ! Aussitôt les poulies mises en jeu crièrent et les voiles des deux mâts tombèrent, en gros plis, sur le pont. Le “Marsouin”, se relevant d’aplomb, courut sur son erre et sous l’impulsion de ses voiles de beaupré jusqu’à toucher pour ainsi dire, la falaise. .. Alors, obéissant à son gouvernail, il décrivit une courbe sous le vent et s’engouffra dans une étroite baie en forme de C, qui le ramena finalement dans la direction nord-est, où il trouva enfin une eau calme, hors des atteintes de la tempête. On laissa tomber l’ancre. Et les quatre hardis aventuriers, bien qu ils en eussent vu de “toutes les couleurs depuis qu’ils parcouraient la “grande berceuse", ne purent s’empêcher de pousser un long soupir de soulagement. Il était quatre heures du matin et le globe rouge-feu du soleil brillait déjà au-dessus des liants massifs de Terre-Neuve. CHAPITRE VIII DANS LA BAIE DU DIABLE. — OU JEAN BEC ET JEAN BREST EN CON-TENT DE BELLES. Cette baie du “Diable”, en dépit de son nom peu... hospitalier, présente plus d’un avantage, comme refuge, en cas de tempête. De faible étendue, il est vrai, elle n’en est pas moins très profonde et fort bien abritée contre le vent d’est, qui vient se briser sur la nuirai e à pic de sa rive gauche. Mais le “sorouêt”, — la brise dominante, e été — s’y engouffre comme chez lui, souffla® dans ce “retrait” ainsi que dans un immense c limaçon. (A suivre) 8