Page:Dick - Les pirates du golfe St-Laurent, 1906.djvu/125

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qo6 pela soudain à la réalité et lui rendit son sangfroid habituel. 11 battit le briquet, alluma son fanal, — dont il avait eu la précaution de se munir, — et... regarda autour de lui. Alors seulement il comprit... Pendant qu’il observait la clarté jaillissant d’une fissure de la falaise, le reflux avait cntrainé son canot sous une des nombreuses arcades, qui se voient à mi-marée, au niveau de l’eau. Et l’embarcation s’y était engouffrée, poussée par le courant. Cette constatation faite, et bien sûr d être encore en ce bas-monde, VYapwi redevint absolument maître de lui. Quant à sortir de là. il ne s’en préoccupa même pas, pour l’instant. —Puisque je ne suis pas dans le pays des ombres, se dit-il, je finirai bien par revoir le jour. Et il se mit à examiner curieusement, en élevant son fanal au-dessus de sa tete, le wigwam " quasi-sous-marin où le jusant l’avait poussé. Le sol. couvert de sable fin, se relevait en montée raide vers l’intérieur, — talus fortement cloisonné de piliers informes tapissés d’une mousse verdâtre. Wapwi choisit le coin de la caverne le plus élevé au-dessus du niveau de la marée haute et s’y installa tant bien que mal. ayant soin de tirer à lui sa pirogue et de l’tmarrer à une aspérité du roc. Comme il était là à peine depuis cinq minutes. un chant bizarre, une mélopée traînante, solfiée d’une voix basse et gutturale, arriva jusqu’à ses oreilles, singulièrement intensifiée par les échos roulants des cavernes. Et cette mélopée, en langue micmaque, entendue au milieu de la nuit, dans les entrailles d’un rocher perdu, produisit l’effet d’un chant de sirène sur l’esprit superstitieux du jeune sauvage. Allongé dans le boyau souterrain, s’appuyant sur les genoux et les mains, le cou tendu et respirant à peine, Wapwi se tint immobile, cloué au sol par cette voix étrange qui lui parlait de ses aïeux. Mais un goéland noctambule ayant fait entendre, sur les rochers, son cri déchirant, la chanteuse se tut pendant une minute. Puis la voix gutturale recommença, après un court répit, reprenant la mélopée du commencement. Voici ce que disait ce chant un peu triste, qui fut toute une révélation pour Wapwi : Dans la hutte d’écorce, Ouverte à l’orient, L’innocence et la force Dorment paisiblement. Le père tient son arme Et l’enfant, son joujou... Dors, petit, sans alarme Sous l’oeil du manitou. Ho! qui vient là dans l’ombre Du bois silencieux?... C’est l’Abénaki sombre. A l’oeil audacieux. D’un trait sûr et rapide, Le père est transpercé... Petit enfant, sans guide, Que faire, délaissé? Ma hutte est solitaire... Viens : tu seras mon fils. Et l’orphelin sans père Ecouta mon avis. Mais l’homme blanc que mène Le souffle du vent fort Vient un jour... Il emmène Mon fils, mon doux trésor! Et l’Ourse est misérable D’avoir perdu l’Ourson. Manitou secourable, Rends-lui son nourrisson ! Ici, la voix se tut, — ou plutôt le chant cessa, — car l’organe qui venait de moduler une si touchante élégie monta d’une octave pour crier : —Hé bien ! ma fille, tu ne dis pas seulement Album Universel (Monde Illustré) No 1175 merci à la Grande-Ourse, qui s’arrache le gosier pour te chanter ses plus rares palabres?... Aucune voix 11e répondit à cette apostrophe ; mais Wapwi, qui en avait parfaitement saisi le sens, se dit à lui-méine: "Petite mère est là. L’Ourse la garde. Mais Wapwi veille." Et le jeune Abénaki, s’allongeant tant bien que mal dans son boyau souterrain, souffla son falot, ferma les yeux et demeura immobile. Ce n’est pas que la musique vocale de sa bellemère eût amolli son coeur ou amoindri sa rancune d’enfant maltraité par une marâtre. Oh ! non. Les traces du bâton de la vieille Micmaque lui brûlaient encore le dos et, la rancune indienne aidant, il se promettait bien toujours. le cas échéant, de venger à la fois, un de ces jours, son défunt père mené à la baguette et lui-même, enfant sans défense, éduqué à coups de trique. Mais les souvenirs du “pays” où s’était écoulée son enfance, oû il avait grandi, lui étaient venus au coeur avec ce chant approprié aux circonstances de son départ. Et il avr’t soudain éprouvé une grande lassitude, comme si toutes les fatigues des jours précédents se fussent appesanties à la fois sur ses membres courbaturés... Ses paupières s’alourdirent; le souffle de sa respiration se ralentit d’abord, puis s’égalisa dans un rythme à peine perceptible.. . L’enfant dormait. CHAPITRE XII DOUBLE CONTREBANDE Laissons pour un instant notre jeune ami voyager dans le pays des songes, — pays mystérieux ou l’esprit humain, se debarrassant de ses entraves matérielles, prend d’eti anges ebats, sans souci des lois physiques ou des idees ayant cours. Près de la moitié de la vie humaine se passe ainsi dans des conditions d indépendance psychique, propres à derouter tous les philosophes de notre raisonneuse planète. Ce leu central, — qu’on 1 appelle aine, esprit ou être moral, — 11e s éteint pas complètement pendant notre sommeil. O11 dirait plutôt qu’il se condense sous sa propre cendre, pour fuser à travers les scories de la matière animale, en jets capricieux, sans ordre et sans but. Wapwi, dormant, voyageait d’un coup d’aile de la baie de Kécarpoui au Mécatina, du chalet de la baie au rocher du fleuve. Et, toujours, derrière les figures sympathiques de ses amis Arthur, Suzanne, Mimie, etc, se dressait le sombre masque de Gaspard, que dominait de toute la tête la silhouette anguleuse de la Grande-Ourse. Ce fut même le fantôme grimaçant de cette dernière qui devint la figure principale dans la sarabande de personnages divers s’agitant sous le crâne ahuri du petit dormeur. A force de repousser, dans son rêve, la vieille guenon menaçante, Wapwi en arriva à frapper réellement... la paroi rocheuse de son alcôve. Ce qui suffit pour l’éveiller. 11 faisait noir comme en un four autour de lui, — on le comprendra sans peine. Mais, au dehors, mille bruits divers,—chants d’oiseaux de mer, clameur du flot battant les rochers, beuglements lointains de sirènes de navires à vapeur, et cette espèce de vibration universelle qui laisse deviner la présence du soleil au-dessus de l’horizon, — tout ce remueménage inappréciable pour une oreille ordinaire, mais perceptible aux sens affinés de l’homme de la nature, toute cette mise en scène fut un grimoire parfaitement déchiffrable pour Wapwi. —Le jour! se dit-il. Puis, après cinq secondes de réflexion : —Quatre heures du matin!.... Assez dormi. ... ajouta-t-il, en se redressant avec précaution. Une fois sur son séant, suivant son habitude avant d’agir, Wapwi analy t en vrai “peau-rouge ” la situation et surtout prêta l’oreille pour saisir au vol le moindre bruit indiquant le réveil de ses voisines. Laissons-le à ses réflexions, comme nous l’avons laissé à son sommeil, au commencement de ce chapitre, et voyons un peu ce qui se passe à quelques pieds de là, dans la grotte contigüe. 14 Montréal, 3 novembre iqoû. Sur des madriers soutenus par des futaili vides, une paillasse est étendue, dissimulée, " d’épaisses couvertures de laine. Suzanne Noël, la femme du capitaine 1 ih» rou, git sur ce grabat improvisé. A quelques pas de là, se vautrant au sein d’un las de menues branches garnies de leurs fa,il les, la Grande-Ourse, à moitié assoupie, fumé du mauvais .abac dans un calumet de bois f; conne grossièrement. Après son chant de tout à l’heure, la vieille “squaw ’ est tombée dans un mutisme abruti dont elle ne sortira que trop tôt. Eclairant cette chambre à coucher digne des temps préhistoriques, une lampe de fer a nieche fumeuse jette un jour sinistre sur les figures à la Rembrandt qui animent ce sombre ta bleau. La lampe est placée sur une saillie du roc en face de la prisonnière, et n’éclaire que faiblement sa figure marmoréenne. Depuis au-delà de vingt heures, Suzanne est aux mains de la Grande-Ourse. On devine la scène qui s’etait passée. La nuit précédente, comme le capitaine l.abarou mettait le pied sur le pont du "Vengeur sa femme tombait entre les mains de la Grain de-üurse, qui n’attendait que son départ pour exécuter son coup. Un châle, plusieurs fois enroulé autour de sa tête et de ses bras, empêcha la prisonnière de faire la moindre résistance. Toutefois, le bâillonnement, si vite fût-il ex, cuté, laissa une seconde à la victime pour lancer dans la nuit calme ce cri d’agonie qui fut entendu du “Vengeur.” -Mais la belle-mère de Wapwi n était pas, 011 le sait, une petite inaitresse prête à perdre la tete à la moindre alerte. Sans sémouvoir, elle chargea son léger fardeau sur son épaule et prit sa course sous bois, se dirigeant vers l est, suivie de ses compagnons qui avaient fait le guet aux alentours. On refit au pas de course, en se relayant pour porter le fardeau, le chemin parcouru quelques heures auparavant, sans même se soucier de apwi, près duquel les ravisseurs passèrent, toujours courant. Puis on arriva au canot, hâlé sur la berge orientale de la pointe, sans malencontre, cette fois. Et la grande pirogue, portant toute l’expédi tion, s’éloigna vers le large, pagayée par six vigoureux canotiers. Une goélette se tenait en panne, à plus d’un mille de distance de la rive, fanaux éteints et voiles “brassées" de façon à garder une certaine immobilité. C’était le “Marsouin”, retour de Miquelon. La pirogue aborda, et les deux femmes, l une portant l’autre, furent aussitôt hissées sur le pont, puis dirigées en silence vers une cabine de barrière. Pas un mot ne fut échangé, tant que la prisonnière n’eût pas été confortablement couchée sur le lit qui meublait cette cabine. Quand ce fut fait, Gaspard se contenta de dire : —Dormez sans inquiétude, madame: nous causerons plus tard. Pour le moment, vous êtes sous la sauvegarde de votre cher voisin de la baie, qui ne vous veut aucun mal, — bien au contraire. Puis, s’adressant à la veuve micmaque : —-La mère Ourse, commanda-t-il, enlevez ce châle qui empêche madame de respirer à l’aise. Quand ce fut fait, Gaspard ajouta : —Bonne nuit, madame. Je vous conseille de ne pas vous agiter inutilement... Nous avons une petite course à faire pour vous trouver un palais à la fois confortable et sûr, où vous vivrez comme une reine, jusqu’à.... nouvel ordre. ... Au revoir, madame! Et Gaspard, un mauvais sourire aux lèvres, remonta sur le pont ; non sans avoir soigneusement verrouillé !a porte de la cabine. La pirogue était repartie, laissant la Grande-Ourse à bord. Maitre Gaspard, avisant Thomas à la roue, le rejoignit. —Eh bien, fit celui-ci, comment ça va-t-il en bas? Gaspard haussa les épaules, sans répondre. Il avait la mine fort bourrue, le compère.