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devenait à la fois ridicule et embarrassante. Pour comble de malheur, il me fut impossible de retourner au théâtre sans le retrouver au parterre avec ses cheveux plats, son col rabattu et son air accablé. Si, par hasard, je ne le découvrais pas tout d’abord, et, qu’espérant ne pas le voir arriver, je prisse intérêt au spectacle, je ne manquais pas, au moment où je m’y attendais le moins, de rencontrer ses yeux languissants qui ne me quittaient plus de la soirée.

Je ne puis pas dire l’ennui que j’en éprouvais. S’il avait seulement relevé ses cheveux d’un coup de brosse et remonté son col de chemise ! mais, de savoir que ce ridicule personnage avait sans cesse les yeux sur moi et me regardait avec ce désespoir démonstratif, cela m’imposait une contrainte si pénible que je ne pouvais ni pleurer ni rire de la pièce, ni remuer, ni parler naturellement ; quant à me réfugier au fond de la loge pour échapper à cette obsession, il n’y avait pas à y songer ; Richard et Éva comptaient sur moi pour rester auprès d’eux, et n’auraient pas pu causer avec autant d’abandon si un étranger se fût assis à ma place.

J’y restais donc, fort embarrassée de moi-même, car je sentais le regard de M. Guppy toujours attaché sur ma personne, et je pensais en outre à l’effroyable dépense que ce malheureux jeune homme faisait pour l’amour de moi. Quelquefois je songeais à en parler à M. Jarndyce, mais la crainte de nuire à M. Guppy et de lui faire perdre sa position chez M. Kenge m’en détournait aussitôt ; ou bien je pensais à confier cet ennui à Richard, et la peur de voir M. Guppy sortir de là les yeux pochés m’empêchait d’en rien faire. Je voulus essayer de faire comprendre à l’importun tout mon mécontentement et je ne pus y parvenir. Je me demandai si je ne pourrais pas écrire à sa mère ; puis, j’abandonnai ce projet, qui eût aggravé la chose, et j’en arrivai à conclure qu’il n’y avait rien à faire. Pendant ce temps-là, M. Guppy nous suivait non-seulement au théâtre, mais encore dans tous les lieux publics où nous pouvions nous trouver, et il en vint jusqu’à monter derrière notre calèche où je suis certaine de l’avoir vu deux ou trois fois au milieu des horribles piquants dont elle était armée ; étions-nous rentrés, il se promenait en face de la maison ; et je n’osais plus m’approcher de la fenêtre de ma chambre, depuis qu’un soir, au clair de lune, je l’avais vu appuyé, d’un air sentimental, contre le poteau d’en face, au risque de s’enrhumer.

Heureusement qu’il était occupé toute la journée, sans quoi je n’aurais pas eu un seul instant de repos.