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coucher. Mais vous veillez aussi, cher tuteur, et vous avez l’air fatigué ; j’espère que vous n’avez rien qui vous attriste ?

— Non, petite femme ; rien que vous puissiez comprendre, » me dit-il.

Le ton de regret dont il prononça ces paroles était si nouveau pour moi, que je répétai en moi-même les mots qu’il venait de dire pour m’aider à en pénétrer le sens.

« Restez un instant, reprit-il ; je pensais à vous, Esther.

— Ce n’est pas moi qui vous inquiète et vous afflige, tuteur ? »

Il fit un geste négatif et reprit aussitôt sa manière habituelle.

« Je pensais, dit-il, que je devais enfin vous faire connaître de votre histoire tout ce que j’en sais moi-même ; bien peu de chose, il est vrai, presque rien.

— Cher tuteur, répliquai-je, lorsque vous m’avez déjà parlé de cela…

— C’est vrai ; depuis lors j’ai réfléchi, dit-il en m’interrompant d’un air grave, et je crois qu’il est de mon devoir de vous apprendre le peu que je sais de votre naissance.

— Vous devez avoir toujours raison, tuteur, et j’écoute.

— Le motif qui me fait agir est celui-ci, continua-t-il avec douceur et en articulant avec soin chacune de ses paroles : si jamais votre position pouvait faire naître dans l’esprit d’un homme ou d’une femme, ayant quelque valeur, une opinion qui vous fût désavantageuse, il faut au moins que l’impression que vous pourriez en ressentir ne s’augmente pas de tout ce que le mystère et l’inconnu pourraient y ajouter de pénible, et que vous n’accordiez à cette opinion que l’importance qu’elle mérite. »

Je pris une chaise, et faisant un effort sur moi-même pour tâcher d’être calme

«  Tuteur, lui dis-je, l’un de mes premiers souvenirs est celui que m’ont laissé les paroles de ma marraine : « Votre mère fait votre honte, ainsi que vous faites la sienne ; un jour viendra où vous le comprendrez, Esther, comme une femme seule peut le comprendre. »

J’avais couvert mon visage de mes mains en répétant ces mots ; je relevai la tête pour regarder mon tuteur et pour lui dire que, depuis la mort de ma marraine, grâce aux bienfaits dont il m’avait comblée, je ne m’étais jamais aperçue du malheur qui pesait sur ma naissance, jamais, jamais. Il m’arrêta d’un geste, et me rappelant qu’il n’aimait pas qu’on le remerciât, je n’en dis pas davantage.

«  Neuf ans se sont écoulés, reprit M. Jarndyce après quelques instants de silence, depuis que je reçus d’une femme vivant