Page:Dickens - David Copperfield, Hachette, 1894, tome 2.djvu/265

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moi qui porte avec moi la malédiction de moi-même, moi qui ne suis qu’une honte vivante pour tout ce qui m’approche ? »

Tout à coup elle se tourna vers mon compagnon. «Foulez-moi aux pieds, tuez-moi ! Quand elle était encore votre orgueil, vous auriez cru que je lui faisais du mal en la coudoyant dans la rue. Mais à quoi bon ! vous ne me croirez pas… et pourquoi croiriez-vous une seule des paroles qui sortent de la bouche d’une misérable comme moi ! Vous rougiriez de honte, même en ce moment, si elle échangeait une parole avec moi. Je ne me plains pas. Je ne dis pas que nous soyons semblables, elle et moi, je sais qu’il y a une grande… grande distance entre nous. Je dis seulement, en sentant tout le poids de mon crime et de ma misère, que je lui suis reconnaissante du fond de cœur, et que je l’aime. Oh ! ne croyez pas que je sois devenue incapable d’aimer ! Rejetez-moi comme le monde me rejette ! Tuez-moi, pour me punir de l’avoir recherchée et connue, criminelle comme je suis, mais ne pensez pas cela de moi ! »

Pendant qu’elle lui adressait ses supplications, il la regardait l’âme navrée. Quand elle se tut, il la releva doucement.

« Marthe, dit-il, Dieu me préserve de vous juger ! Dieu m’en préserve, moi plus que tout autre homme au monde ! Vous ne savez pas combien je suis changé. Enfin ! » Il s’arrêta un moment, puis il reprit : « Vous ne comprenez pas pourquoi M. Copperfield et moi nous désirons vous parler. Vous ne savez pas ce que nous voulons. Écoutez-moi ! »

Son influence sur elle fut complète. Elle resta devant lui, sans bouger, comme si elle craignait de rencontrer son regard, mais sa douleur exaltée devint muette.

« Puisque vous avez entendu ce qui s’est passé entre maître Davy et moi, le soir où il neigeait si fort, vous savez que j’ai été (hélas ! où n’ai-je pas été ?) chercher bien loin ma chère nièce. Ma chère nièce, répéta-t-il d’un ton ferme, car elle m’est plus chère aujourd’hui, Marthe, qu’elle ne l’a jamais été. »

Elle mit ses mains sur ses yeux, mais elle resta tranquille.

« J’ai entendu dire à Émilie, continua M. Peggotty, que vous étiez restée orpheline toute petite et que pas un ami n’était venu remplacer vos parents. Peut-être si vous aviez eu un ami, tout rude et tout bourru qu’il pût être, vous auriez fini par l’aimer, peut-être seriez-vous devenue pour lui ce que ma nièce était pour moi. »

Elle tremblait en silence ; il l’enveloppa soigneusement de du châle, qu’elle avait laissé tomber.