Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/122

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Après un nouveau silence, Sophronia s’arrêta et dit avec colère :

« Je ne pardonnerai jamais cela à ce Vénéering.

— Ni moi non plus, dit le mari. »

La promenade se continua ; madame perçant toujours avec aigreur la plage à coups d’ombrelle ; monsieur traînant toujours sa canne derrière lui, comme une queue pendante. La marée était basse ; on eût dit qu’ils avaient échoué sur la grève. Une mouette les effleura de ses ailes, et sembla les bafouer. Il n’y avait qu’un instant, un voile d’or couvrait les flancs bruns du rivage ; à présent ce n’était plus que de la terre fangeuse. Un rugissement ironique s’élevait de la mer ; les vagues, accourues de loin, montaient les unes sur les autres pour regarder ces imposteurs pris au piège ; et, triomphant de leur déconvenue, elles s’unissaient dans une sarabande infernale.

« Vous me reprochez, dit Sophronia, de vous avoir épousé par intérêt ; mais aviez-vous la prétention de croire que je vous prendrais pour vous-même ? Cela dépassait toutes les bornes du possible.

— Je peux encore vous renvoyer la balle, missis Lammle ; de votre côté, qu’avez-vous eu la prétention de croire ?

— Ainsi, répondit Sophronia, dont la poitrine s’agita, après m’avoir trompée, vous m’insultez, monsieur !

— Pas du tout ; je ne suis pas l’auteur de cette question à deux tranchants ; c’est vous qui l’avez posée.

— Moi ! s’écria la nouvelle épouse ; » et l’ombrelle se cassa.

Le mari devint livide ; des taches de mauvais augure, et d’une pâleur mortelle, apparurent aux environs du nez, comme si le doigt de Satan lui-même s’y fût marqué çà et là ; mais il savait se contenir, tandis que Sophronia se livrait à sa colère.

« Jetez cela, dit-il froidement en désignant l’ombrelle, vous en avez fait quelque chose d’inutile, et elle vous rend ridicule. »

Dans sa rage, madame l’accabla d’injures, l’appela franc scélérat, et jeta l’ombrelle de manière à l’en frapper. Les empreintes sataniques pâlirent encore ; mais il garda le silence, et vint se placer auprès d’elle. Les larmes de Sophronia éclatèrent. Elle se dit la plus malheureuse, la plus trompée, la plus maltraitée des femmes. Si elle en avait eu le courage, elle se serait tuée sous les yeux de ce lâche imposteur. Pourquoi ne lui arrachait-il pas la vie ? Ses pleurs redoublèrent ; elle sanglota, parla d’escroc, et finit par se laisser tomber sur une pierre, où elle se mit dans tous les états connus et inconnus de la fureur féminine. Durant cet accès de rage, les empreintes diaboliques de la figure du mari apparurent çà et là, et disparurent tour à tour comme les