Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/127

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

le nom de jeune personne. Institution tyrannique, attendu qu’elle oblige tout ce qui existe au monde à passer par sa filière, pour se plier à ses exigences. « Cela peut-il la faire rougir ? » Telle est la question qui se dresse à tout propos ; car cette jeune personne, d’après mister Podsnap, a l’inconvénient d’être sujette à se couvrir de rougeur, alors que c’est complétement inutile. Si bien qu’entre son excessive innocence et la perspicacité la plus dépravée il ne semble y avoir aucune démarcation. À en croire mister Podsnap, les nuances les plus atténuées du brun, du lilas, du blanc et du gris, sont d’un rouge flamboyant aux yeux de taureau de cette pudeur incommode.

Les Podsnap demeurent dans un coin obscur qui touche à Portsman-square. Ce sont de ces gens qu’on est certain de trouver à l’ombre, quel que soit l’endroit qu’ils habitent. La vie de miss Podsnap, depuis son apparition sur cette planète, a toujours été du genre ombreux. Ne devant, sans doute, retirer aucun bénéfice du commerce de ses pareilles, cette jeune personne en a été réduite à la société des gens d’un certain âge et des meubles massifs. Elle ne connaît du monde que ce qui lui en a été réfléchi par les bottes de son père, les tables de noyer et de bois de rose, les glaces ténébreuses des salons fermés, et le voit nécessairement en noir. Aussi lorsque sa mère la produit solennellement au parc, dans un grand phaéton soupe-au-lait, elle apparaît au-dessus du tablier comme une jeune malade qui est assise dans son lit, et qui a le plus vif désir de se cacher sous la couverture.

« Georgiana aura bientôt dix-huit ans, dit l’honorable Podsnap.

— Bientôt, répond mistress Podsnap.

— Nous ferions bien, reprend le mari, d’avoir quelques personnes à l’occasion de son jour de naissance.

— Ce qui nous permettrait, poursuit la femme, de rendre à tous ceux qui nous ont reçus. »

Mister et mistress Podsnap ont donc l’honneur d’inviter dix-sept amis intimes à venir dîner chez eux tel jour ; puis le nouvel honneur de substituer d’autres amis intimes à ceux des dix-sept amis primitifs, qui regrettent vivement de ne pas pouvoir répondre à leur aimable invitation, ayant pour ce jour-là un engagement antérieur. Sur quoi, mistress Podsnap raye de sa liste les noms de ces inconsolables, et dit en les effaçant du bout de son crayon :

« Pour rien au monde, je ne les inviterais maintenant ; nous en voilà débarrassés. »

Délivrés de ces amis de cœur, mister et mistress Podsnap ont la conscience beaucoup plus légère. Mais il y a d’autres amis