Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/137

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

des plus inconvenantes : rien moins qu’une allusion à une demi-douzaine d’individus qui seraient morts de faim sur la voie publique. Un pareil sujet ne se traite point après dîner ; cela ne convient pas d’ailleurs à la joue d’une jeune personne ; c’est vraiment du plus mauvais goût. Et puis, « je ne crois pas cela, » dit mister Podsnap en le mettant derrière lui.

Le doux personnage craint bien qu’il ne faille accepter la chose, car il y a eu enquête et rapport du greffier.

« Dans ce cas-là, c’est leur faute, » répond mister Podsnap.

Vénéering et d’autres anciens de la tribu louent cette manière de trancher la question : c’est à la fois, pour en sortir, un chemin de traverse et une grande route.

Il semblerait néanmoins résulter de l’enquête, d’après ce que rapporte le doux personnage, que lesdits coupables seraient morts de faim malgré eux ; qu’ils auraient protesté, dans la mesure de leurs forces, contre ce genre de culpabilité ; qu’ils l’auraient même repoussé tant qu’ils ont pu, et qu’ils auraient préféré ne pas mourir du tout, si la chose avait été possible.

« Il n’y a pas, dit mister Podsnap avec aigreur, il n’y a pas au monde un pays, monsieur, où l’on pourvoie aux besoins des pauvres avec autant de libéralité que dans celui-ci. »

L’homme aux douces manières le reconnaît volontiers ; mais peut-être le fait n’en est-il que plus triste, en montrant qu’il doit y avoir quelque part certaines choses qui vont effroyablement mal.

« Où cela ? demande mister Podsnap.

— On ferait bien de chercher à le découvrir, de chercher d’une manière sérieuse, insinue le doux personnage.

— Ah ! s’écrie mister Podsnap, il est aisé de dire quelque part, et moins facile de spécifier l’endroit. Mais je sais où vous voulez en venir, monsieur ; je l’ai deviné tout d’abord : la centralisation ! Non, monsieur, non, jamais vous n’aurez mon consentement ; ce n’est pas anglais. »

Un murmure approbateur s’élève de tous les chefs de tribu, comme pour dire : « Vous l’avez pris, ne le lâchez pas. » L’homme aux douces manières était loin de supposer qu’il voulût en venir à une isation quelconque. Mais il est plus ému de ces tragiques épisodes que de tous les mots imaginables, et il demande s’il est nécessairement anglais de mourir de faim, dans le plus cruel abandon ?

« Vous connaissez la population de Londres ? » demande à son tour mister Podsnap.

Le doux personnage se le figure ; néanmoins il pense que cela ne fait rien à la chose, et que si la loi…

« Mais vous n’ignorez pas, j’aime à le croire, interrompt