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18 l’ami commun.  

Il y avait dans ce gamin un singulier mélange de sauvagerie et de quasi-civilisation. Sa voix était rauque, son corps chétif et rabougri, son visage grossier ; mais il était plus propre que les gamins de son espèce ; il avait une belle écriture, bien qu’elle fût ronde et grosse ; et le regard perçant qu’il attachait sur la bibliothèque pénétrait sous la reliure : qui sait lire ne regarde pas un livre, même un livre fermé, derrière la vitre d’une armoire, comme celui qui est illettré.

« A-t-on fait tout ce qu’il fallait pour le rappeler à la vie ? dit Mortimer en cherchant son chapeau.

— Si vous l’aviez vu, dit le gamin, vous ne le demanderiez pas. L’armée de Pharaon, qui a péri dans la mer Rouge, n’est pas plus défunte que lui ; et si Lazare avait été seulement à moitié aussi avancé, sa résurrection serait le plus grand des miracles.

— Vous connaissez la mer Rouge ? s’écria Mortimer en se retournant, et le chapeau sur la tête.

— C’est à l’école, m’sieur, que j’ai lu cette histoire-là.

— Celle de Lazare aussi ?

— Oui, m’sieur ; mais ne le dites pas à mon père : on ne tiendrait plus chez nous. C’est ma sœur qui a eu l’idée de me faire apprendre.

— Une bonne sœur que vous avez là !

— Pas grand’chose, dit le gamin ; à peine si elle connaît ses lettres ; encore c’est moi qui lui ai montré. »

Le sombre Eugène, qui, tout en flânant avait gagné la bibliothèque, assistait, les mains dans ses poches, à la fin de ce dialogue. En entendant le jeune drôle parler de sa sœur avec aussi peu de respect, il lui prit le menton d’une manière un peu rude, et le regarda fixement.

— Eh bien ! v’là qui est sûr, dit le gamin en cherchant à se dégager ; vous pourrez me reconnaître. »

Au lieu de lui répondre, Eugène proposa à Mortimer de l’accompagner ; et la voiture qui avait amené le gamin les emporta tous les trois : les deux amis, anciens camarades d’études, assis dans l’intérieur, où ils fumèrent leurs cigares, et le gamin sur le siège, à côté du cocher.

« Vois ce que c’est ! dit Mortimer ; voilà cinq ans que je suis au tableau des solicitors de la Haute-Cour, ainsi que des attorneys at common-law[1] et depuis cette époque, à part les instructions

  1. Common-law, droit coutumier : Les fonctions d’attorney équivalent à celles d’avoué : le solicitor est l’attorney près la Cour de la chancellerie ; il y joint en outre la rédaction des actes, le notariat n’existant pas en Angleterre.
    (Note du traducteur.)