Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/223

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— Autant que je sache il n’est revenu qu’une fois, à l’époque où mon père mourut par accident. Le hasard voulut qu’il fût au nombre de ceux qui découvrirent le corps. Je suppose qu’il flânait de ce côté-là, prenant des libertés avec le menton des autres. Toujours est-il que ce fut lui qui se chargea d’apprendre la nouvelle à ma sœur. Pour cela, il alla chercher miss Abbey, une de nos voisines. Personne ne sachant mon adresse, il fallut attendre que Lizzie eût repris connaissance ; et je n’arrivai que dans l’après-midi. Il rôdait alors autour de la maison, et, flânant toujours, il s’éloigna dès qu’il m’eut aperçu.

— Vous n’en savez pas davantage ? »

— Non, monsieur. »

Headstone lâcha lentement le bras de son élève, comme si les paroles qu’il venait d’entendre l’avaient rendu pensif ; et ils continuèrent à marcher côte à côte.

« J’imagine » reprit le maître après un long silence ; et il s’interrompit d’une façon curieuse, — « que votre sœur, » nouvelle pause, « a reçu quelque instruction ?

— Non, monsieur, aucune.

— Sans doute en raison des préjugés de votre père ? si j’ai bonne mémoire vous étiez dans le même cas. Cependant… votre sœur est loin d’avoir le langage et les manières d’une personne ignorante.

— Elle a beaucoup réfléchi, beaucoup songé, monsieur ; trop peut-être, n’ayant personne qui la dirigeât. Le foyer de la maison était son livre : j’avais coutume de le dire ; et quand elle était là, regardant brûler le charbon, il lui venait une foule d’idées, parfois très-surprenantes.

— Je n’aime pas cela, dit Bradley.

La vivacité avec laquelle cette observation était faite surprit un peu le frère ; mais il vit là une preuve de l’intérêt que lui portait son maître, et il aborda un sujet qui depuis longtemps lui tenait au cœur. « Je ne vous en ai jamais parlé, dit-il ; vous comprenez, monsieur, que jusqu’à présent cela m’était impossible. Toutefois il est cruel de songer que si je parvenais à me créer la position dont vous me donnez l’espoir, je serais… non pas déshonoré, le mot est trop fort, mais conduit à rougir d’une sœur qui a été excellente pour moi.

— Oui, répondit le maître en glissant rapidement de cette question à une autre. Il y a dans les choses possibles un point à considérer : un homme, qui aurait fait son chemin, pourrait admirer votre sœur, et avec le temps songer à l’épouser. Ce serait alors pour lui un obstacle réel, et un chagrin sérieux, si, passant par dessus l’inégalité de condition et de fortune, il se trouvait en face d’une pareille ignorance.