Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/292

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aurait fait éprouver un certain malaise aux complices ; mais cette tête, qui apparaît tout à coup, surgissant des ténèbres, les impressionne vivement, surtout Vénus. Il dépose sa pipe, se rejette en arrière, et regarde le visiteur avec effroi, comme s’il voyait son bébé hindou sorti du bocal pour venir le chercher. « Bonsoir, mister Wegg, reprend le trouble-fête. La porte d’entrée ne ferme plus ; vous aurez la bonté d’y voir.

— N’est-ce pas mister Rokesmith ? balbutie le littérateur.

— Lui-même ; ne vous dérangez pas, mister Wegg ; je n’ai qu’un mot à vous dire. Bien que la porte fût ouverte, j’ai eu d’abord envie de sonner, pensant que vous pouviez avoir un chien ; mais je n’ai pas voulu vous déranger inutilement.

— Je voudrais en avoir un qui vous eût étranglé, murmure Silas Wegg en se levant, le dos tourné à la fenêtre. Pst : le flatteur dont je vous parlais, mister Vénus.

— Est-ce quelqu’un de ma connaissance, mister Wegg ? demande le secrétaire.

— Non, monsieur ; c’est un de mes amis qui vient me voir quelquefois.

— Mille pardons mister Wegg ; mais mister Boffin m’a prié de vous dire, en passant, de ne jamais l’attendre. Il serait désolé de vous faire rester chez vous sous prétexte qu’il peut venir. Vous imposer un sacrifice quelconque n’est pas dans ses intentions ; il aime mieux courir la chance de ne pas vous rencontrer. » Le secrétaire souhaite le bonsoir, ferme la fenêtre, et disparaît. Les deux amis écoutent s’éloigner le bruit de ses pas, et entendent la porte de la cour se refermer derrière lui.

— Et voilà pour quel homme j’ai été mis de côté ! dit Silas Wegg. Que pensez-vous de cet être-là, mister Vénus ? »

Celui-ci apparemment n’en pense rien de bien clair, car tous ses efforts pour trouver une réponse n’aboutissent qu’à ces mots : « Il a un air singulier.

— Vous voulez dire un air double, reprend Silas avec amertume. Un caractère faux, mister Vénus ; un esprit ténébreux.

— Y a-t-il quelque chose contre lui ? demande l’artiste.

— Quelque chose, monsieur ! Ah ! j’éprouverais un bien grand soulagement, si, n’étant pas l’esclave de la vérité, je pouvais me dispenser de répondre. Ce n’est pas quelque chose, mister Vénus ; c’est tout qui est contre lui. »

Voyez dans quelles absurdités ces autruches sans plume se cachent la tête pour ne pas voir ce qui les inquiète : c’est pour Silas Wegg une satisfaction indicible de se coiffer de cette idée que le secrétaire de Boffin a l’esprit ténébreux. « Penser que par cette nuit resplendissante, dit-il en reconduisant son associé