Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/304

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gaieté, le rendant expansif, et d’une manière charmante ; lui faisant demander les meilleures choses, sous prétexte que la jolie femme les désirait. Bref, agissant de telle façon que le chérubin ne se sentait pas d’aise, en songeant qu’il était le père d’une aussi adorable fille.

Assise à côté de lui, elle regardait les navires qui s’éloignaient avec la marée descendante, et à chacun d’eux c’était un voyage différent qu’elle faisait avec Pa. Tantôt celui-ci était propriétaire d’un massif charbonnier, à larges voiles, et se rendait à New-Castle, d’où il rapporterait des diamants noirs qu’il échangerait contre une fortune. Tantôt il partait pour la Chine sur ce beau trois mâts, et faisait un commerce d’opium qui le plaçait bien au-dessus de Chiksey-Vénéering-et-Stobbles. Puis il revenait de Canton avec des soieries et des châles sans nombre pour la toilette de sa fille. Tantôt le sort fatal de John Harmon était un rêve ; il débarquait sain et sauf, la jolie femme lui convenait à merveille, lui-même était charmant, et le voyage nuptial avait lieu sur cette barque élégante. Partout flottaient des banderoles ; un orchestre harmonieux était sur le pont, et Pa était installé dans la grande cabine. Tantôt ce pauvre John était bien mort, et un prince-marchand, d’une fortune colossale, avait épousé la jolie femme. Il était si riche, si riche que tout ce qui était sur la Tamise, voiliers et vapeurs, lui appartenait. Ses canots, ses barques de promenade formaient une véritable flotte ; et ce petit yacht insolent, avec sa grande voile blanche, portait le nom de Bella, en l’honneur de la jolie femme, qui, moderne Cléopâtre, avait une cour à bord. À Gravesend elle s’embarquait sur ce trois ponts majestueux ; le vaillant général, aussi riche que brave, dont cette fois elle était la femme, ne voulait pas entendre parler de victoire, s’il n’était pas près d’elle ; et soldats et marins, jacquettes bleues et habits rouges prenaient pour idole la charmante créature.

« Et ce navire, remorqué par un vapeur, le voyez-vous là-bas ? Où pensez-vous qu’il aille ? Dans la région des cocotiers. Il est frété pour un heureux mortel, qui porte le nom de Pa, et qui lui-même est à bord, chéri de tout l’équipage. Il va, parmi les récifs de corail, chercher des bois odorants, les plus beaux que vous ayez jamais vus, les plus précieux dont on ait jamais parlé. Ce sera toute une fortune, et cela doit être. La jolie femme qui le possède vient d’épouser un prince indien, tout drapé de cachemires, et dont le turban est constellé de diamants et d’émeraudes. Il a des traits superbes, le teint bronzé, un amour sans égal ; mais il est trop jaloux. » Elle babillait ainsi, d’une voix fine et joyeuse, avec des airs charmants, dont le père était ravi.