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  l’ami commun. 31

IV

LA FAMILLE WILFER


Réginald Wilfer est un nom retentissant qui, de prime abord, évoque le souvenir de plaques d’airain dans une église de village, de devise héraldique dans un vitrail armorié, bref, de tous les de Wilfer qui ont passé la Manche avec le Conquérant ; car il est à remarquer, en fait d’ancêtres, que pas un de N’importe quoi n’a fait cette traversée avec un autre individu. Mais les Wilfer dont nous parlons ici étaient de basse extraction et d’un état modeste. Ils vivaient depuis longtemps, de père en fils, dans les docks, les douanes ou l’accise, et le Réginald actuel n’était qu’un pauvre commis. Si pauvre (ayant un salaire très-borné et des enfants sans nombre) que jamais il n’avait pu atteindre l’objet de son ambition, qui était de posséder à la fois tout un habillement neuf, y compris le chapeau et les bottes. Le chapeau était rouge avant qu’il pût avoir l’habit ; le pantalon blanchissait aux genoux et aux coutures avant qu’il pût se donner les bottes ; celles-ci étaient usées avant qu’il pût acheter un nouveau pantalon ; et il lui fallait revenir au chapeau, le sien étant défoncé, et présentant l’aspect d’une ruine d’architectures diverses.

Si jamais le chérubin conventionnel des peintres avait pu croître et se vêtir, on n’aurait eu qu’à le photographier pour avoir le portrait de Wilfer. Dès qu’on ne renvoyait pas celui-ci, on le traitait avec condescendance ; car sa figure joufflue, innocente et lisse faisait oublier son âge. Un étranger qui, vers dix heures du soir, serait entré chez ce pauvre homme, aurait été surpris de le voir se mettre à table au lieu d’aller se coucher. Il y avait dans les courbes et les proportions de toute sa personne quelque chose de si enfantin que son vieux maître d’école, le trouvant dans Cheapside, n’aurait pu s’empêcher de lui donner des coups de canne. Bref, c’était ledit chérubin ayant subi les conditions de croissance et de toilette susmentionnées, plus des cheveux grisonnants, quelques rides imprimées par les soucis, et complètement insolvable.

Excessivement timide, il souffrait de porter le nom de Réginald :