Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/310

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— Elle n’a pas pu croire que je refuserais la moindre chose à ce pauvre enfant ?

— Non m’ame ; elle aura craint de lui faire perdre sa position : elle espérait peut-être que vous ne le sauriez pas. »

Il savait bien ce qu’il disait. L’instinct de missis Higden la poussait, ainsi que les animaux, à se faire oublier quand elle était malade, et son idée fixe était de se traîner dans un coin pour y mourir à l’abri de tous les regards. Le sentiment de son devoir, aussi bien que son cœur, ne lui inspirait qu’une chose : prendre l’enfant qui lui était si cher, le cacher comme un criminel, et faire qu’il n’eût pas d’autre secours que les soins dont sa tendresse ignorante, sa patience et son dévouement pouvaient l’entourer.

Les récits honteux que nous lisons chaque semaine de l’année, mylords et gentlemen, les rapports révoltants de l’inhumanité officielle ne passent pas inaperçus du peuple comme de nous autres. De là ces préjugés aveugles, opiniâtres, désastreux, qui paraissent si étonnants à notre munificence, et qui n’ont pas plus de raison d’être, — Dieu sauve la Reine, et confonde leur politique, — pas plus que la fumée n’a de raison de provenir du feu.

« Ce pauvre enfant ne doit pas rester là-bas, reprit missis Boffin ; dites-nous ce qu’il faut faire, mister Rokesmith. »

Il y avait déjà pensé ; toutes les mesures nécessaires pouvaient être prises en moins d’une demi-heure ; il allait s’en occuper, et reviendrait chercher missis Boffin pour la conduire à Brentford. « Emmenez-moi, je vous en prie, dit Bella. » Et Rokesmith fut chargé de se procurer une voiture assez grande pour les contenir tous.

En attendant Salop vit se réaliser, dans le cabinet même du secrétaire, ce rêve fantastique d’un repas composé de viande, de bière, de légumes et de pudding, d’où ses boutons provoquèrent plus que jamais le regard des spectateurs, excepté deux ou trois, qui, vers la ceinture, se cachèrent modestement dans un pli.

Le secrétaire reparut à l’heure dite avec la voiture ; il monta sur le siège, Salop par derrière, et l’on arriva aux Trois-Pies, où missis Boffin et miss Wilfer se rendirent à pied chez missis Higden. Chemin faisant on s’était arrêté devant une boutique de joujoux, et l’on avait acheté ce magnifique cheval dont la description avait touché le cœur de l’ambitieux Johnny. Missis Boffin y avait joint un oiseau jaune, possédant une espèce de cri artificiel ; une arche de Noé, remplie d’animaux ; enfin une poupée revêtue du brillant uniforme des gardes, et que les officiers de ce corps d’élite, eux-mêmes, n’auraient pas distingué de leurs camarades, si elle avait été de grandeur naturelle.