Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/316

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des morts sur le petit orphelin il songea à ses six enfants, non à sa pauvreté, et ses yeux furent mouillés de larmes. Sa charmante femme, qui l’écouta sérieusement, jeta un regard ému dans la petite fosse ; puis ils se donnèrent le bras, et rentrèrent paisiblement chez eux.

Il y eut de la douleur à l’hôtel aristocratique, et de la joie au Bower. Si l’on voulait un orphelin, se dit mister Wegg, il était lui-même sans parents, et l’on ne pouvait pas mieux choisir. Pourquoi s’en aller à Brentford, battre les buissons à la recherche d’orphelins qui ne vous ont jamais fait de sacrifice et n’ont aucun droit à vos bontés, quand vous en avez un sous la main, qui a délaissé pour vous miss Élisabeth, maître Georges, oncle Parker et tante Jane ? Mister Wegg éprouva donc une joie très-vive lorsqu’il apprit l’événement. Un témoin du fait, qui ne doit pas être nommé jusqu’à nouvel ordre, raconta même plus tard que, dans la solitude du Bower, il leva sa jambe de bois à l’instar des danseurs d’opéra, et fit une pirouette triomphante sur le pied qui lui restait.

À cette époque, missis Boffin trouva chez Rokesmith plutôt les soins d’un fils pour sa mère, que les procédés d’un jeune homme pour la femme de celui qui l’occupe. Il avait toujours eu pour elle une déférence affectueuse, et la lui avait témoignée dès la première heure de son entrée en fonctions. Quelle que fût la singularité des goûts de l’excellente créature, de sa toilette, ou de ses manières, jamais il n’y avait rien vu de ridicule. Parfois, auprès d’elle, son visage avait un air amusé ; mais il semblait que la satisfaction qu’il éprouvait au contact de cette nature expansive et radieuse aurait pu s’exprimer tout aussi bien par une larme que par un sourire. Il avait pris une part active à la recherche de l’orphelin, avait prouvé par ses paroles et par ses actes, combien ce projet d’élever un enfant en souvenir de John Harmon lui était sympathique ; et maintenant que le généreux espoir de missis Boffin était trompé, il prenait au chagrin de l’excellente femme une part respectueuse et sincère, dont elle ne savait comment lui exprimer sa reconnaissance.

« Je vous remercie, lui dit-elle un matin, je vous remercie de tout mon cœur. Vous aimez les enfants, mister Rokesmith.

— Tout le monde les aime, j’espère.

— Cela se devrait, reprit-elle ; mais on ne fait pas toujours ce qu’on doit.

— Il y a parmi nous, répondit Rokesmith, des gens qui suppléent à ce qui manque chez les autres. Mister Boffin me disait que vous aviez toujours été excellente pour les enfants.

— Pas meilleure que lui, je vous assure ; à l’entendre, c’est