Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/319

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— Il est naturel, dit Bella (peut-être y avait-il dans ses paroles un peu de susceptibilité en raison des liens étranges qui avaient existé entre elle et John Harmon), il est naturel que vous n’ayez pas voulu donner un nom qui vous était cher à un enfant moins intéressant que celui qui l’avait porté d’abord.

— Merci, répliqua missis Boffin en lui serrant la main ; c’est bon à vous, chérie, d’avoir trouvé cette raison-là ; j’espère que vous avez dit vrai ; mais cependant je n’oserais pas l’affirmer. Dans tous les cas, ce motif-là n’existe plus puisque le nom est mis de côté.

— Il restera comme souvenir, reprit Bella d’un air rêveur.

— Très-bien, chère fille ; comme un souvenir précieux. J’ai donc pensé à prendre un orphelin, n’importe lequel ; non pas un favori dont j’aurais fait un joujou ; mais un malheureux qui sera secouru parce qu’il a besoin de l’être.

— Pas beau alors ? dit Bella.

— Non, répondit bravement l’excellente femme.

— Rien d’agréable ?

— Pas nécessaire. Il y a de par le monde un pauvre garçon qui manque précisément d’avantages physiques ; il est même assez disgracié pour que cela l’empêche de réussir. Mais il est honnête, laborieux, d’une bonne nature, et mérite qu’on s’intéresse à lui. Si vraiment je suis sincère, bien décidée à ne pas être égoïste, c’est lui que je choisirai. »

Ici apparut le valet de chambre dont la délicatesse avait déjà été blessée par ce nom inconvenant ; il s’approcha de Rokesmith et lui annonça l’inacceptable Salop. Les membres du conseil se regardèrent.

« Faut-il l’introduire ici, madame ? demanda Rokesmith.

— Certainement, » répondit missis Boffin.

Le valet disparut, revint avec Salop, et se retira d’un air de dégoût.

La générosité de missis Boffin avait mis Salop en grand deuil. Sur la demande formelle de Rokesmith, le tailleur avait eu recours à une foule d’expédients pour que les boutons de clôture et de suspension fussent invisibles ; mais telle était la force de l’habitude chez ce corps défectueux, qu’en dépit de toutes les ressources de l’art, le malheureux Salop n’en restait pas moins un véritable argus au point de vue des boutons : brillant, scintillant, clignotant par tous ces yeux de métal, en face des spectateurs éblouis. La fantaisie artistique d’un chapelier inconnu l’avait coiffé d’un chapeau muni d’un crêpe tuyauté par derrière, couvrant la forme du haut en bas, et se terminant par un gigantesque pompon noir, dont la raison était