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« Hélas ! dit-il, ce qui aurait pu être n’est pas ce qui est ! »

Après avoir fait cette réflexion indiquant une expérience qui ne lui était pas exclusive, Rumty se hâta d’arriver au terme de son voyage.

Mistress Wilfer (naturellement) était une grande femme sèche et anguleuse. Dès que son mari était d’espèce chérubine, il fallait bien qu’elle fût du genre majestueux, pour obéir au principe matrimonial qui veut l’union des contrastes. Elle aimait à s’envelopper la tête d’un mouchoir de poche, attaché sous le menton. Cette coiffure, jointe à une paire de gants, portée dans son intérieur, semblait constituer à ses yeux une espèce de grande tenue, et sans doute une armure contre l’infortune, car elle la prenait invariablement chaque fois qu’elle était découragée, ou que la position devenait plus embarrassante. Ce ne fut donc pas sans un nouvel accablement que son mari l’aperçut dans cette tenue héroïque, au moment où, après avoir déposé sa lumière, elle traversa la cour pour aller lui ouvrir. La porte de la maison offrait sans doute quelque chose d’insolite, car Wilfer s’y arrêta bouche béante, et laissa échapper une exclamation interrogative.

« Oui, lui répondit sa femme ; celui à qui nous l’avions achetée est venu avec des tenailles, et l’a reprise. Il a dit qu’ayant reçu d’un autre pensionnat de jeunes filles la commande d’une plaque absolument pareille, et ne sachant pas quand il serait payé de la nôtre, mieux valait pour tout le monde qu’il rentrât dans son bien.

— Peut-être a-t-il eu raison, ma chère ; qu’en pensez-vous ? demanda Rumty.

— Vous êtes le maître, dit la femme ; c’est à vous, non à moi, de savoir ce qu’il faut penser. Peut-être aurait-il bien fait d’enlever la porte en même temps.

— Une porte, ma chère, nous est indispensable.

— Vous croyez ?

— Mais, ma chère, comment rester sans porte ? — Vous avez raison, Wilfer ; c’est moi qui ai tort. »

Ayant dit ces mots du ton le plus respectueux, l’obéissante femme précéda son mari, descendit quelques marches, et arriva au sous-sol, dans une petite pièce, mi-cuisine, mi-parloir, où se trouvait une jeune fille d’environ dix-neuf ans. Cette jeune fille, excessivement jolie et bien faite, jouait aux dames avec la dernière de ses sœurs, et avait dans le visage et les épaules des mouvements d’impatience, qui, chez les personnes de son âge et de son sexe, révèlent une profonde contrariété.

Pour ne pas encombrer ces pages de détails inutiles sur les Wilfer, nous nous bornerons à dire que les autres membres de la