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XII

OISEAUX DE PROIE


Rogue Riderhood demeurait au fond du Trou de Limehouse, parmi les gréeurs, les fabricants de mâts, de poulies et de rames ; les constructeurs de bateaux, les magasins de voiles ; bref dans une espèce de cale de navire, remplie d’industriels se rattachant à la marine, quelques-uns ne valant pas mieux, quelques autres valant beaucoup plus, et aucun ne valant moins que lui.

Si peu délicat qu’il fût en général sur le choix de ses relations, le Trou de Limehouse se montrait fort réservé à l’égard de Riderhood ; il lui tournait le dos plus souvent qu’il ne lui tendait la main, et ne buvait jamais avec cet honnête travailleur, à moins que ce ne fût lui qui payât. Une partie considérable du Trou avait encore assez d’esprit public et de vertus privées pour ne pas vouloir, même dans son abaissement, entretenir de bons rapports avec un délateur. Disons toutefois, ce qui diminuait la moralité de ce sentiment, que les individus qui en faisaient profession n’avaient pas pour un témoin consciencieux beaucoup plus d’estime que pour un faux témoin.

Sans la fille dont nous lui avons entendu parler, mister Riderhood aurait fort bien pu n’avoir dans son Trou aucun moyen d’existence. Mais Plaisante Riderhood s’était créé dans Limehouse une petite position. Elle tenait sans patente, sur la plus mince échelle, ce que dans le langage populaire on désigne sous le nom de boutique à laisser, et prêtait de petites sommes sur les menus objets qu’on lui laissait en gage. À vingt-quatre ans, miss Riderhood était déjà dans la cinquième année de sa carrière commerciale. La boutique avait été fondée par sa mère ; et à la mort de celle-ci, un capital de quinze schellings, qu’elle s’était secrètement approprié, lui avait permis de continuer les affaires. L’existence de ce capital, enfoui dans un traversin, avait été le sujet des dernières paroles que la défunte lui avait dites avant de succomber à des excès de gin et de tabac, totalement incompatibles avec l’union de l’âme et du corps.

Pourquoi miss Riderhood se nommait-elle Plaisante ? Peut-être fut-il une époque où sa mère aurait pu le dire ; mais ce n’était