Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/338

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eux tout ce qu’ils possèdent. Miséricorde ! ils le lâchent bien sans qu’on le leur prenne.

— Vous avez raison, dit l’inconnu ; il n’y a pas besoin de violence pour avoir leur argent.

— Bien sûr, dit Plaisante ; qu’est-ce ça leur fait, d’ailleurs ? quand ils n’en ont plus ils se rembarquent et vont en gagner d’autre. Ça les force à reprendre la mer ; et c’est ce qu’il y a de mieux pour eux ; ils ne sont jamais à leur aise que quand ils sont à flot.

— Je vous demandais cela, reprit l’étranger en regardant le feu, parce qu’il m’est arrivé une fois d’être attaqué, et laissé pour mort.

— Pas possible ! dit Plaisante ; à quel endroit ?

— Autant que je puis croire, répondit-il en se passant la main sur le menton, et en enfonçant la gauche dans la poche de son paletot, cela devait être dans ces parages.

— Étiez-vous ivre ? demanda Plaisante.

— Oui ; mais pas d’une honnête boisson ; une gorgée avait suffi ; une seule, vous comprenez. »

Plaisante hocha la tête d’un air sérieux, voulant dire qu’elle comprenait fort bien, et qu’elle blâmait ce procédé.

« Un commerce honnête, à la bonne heure, dit-elle ; mais ça c’est autre chose. On n’a pas le droit de traiter un marin de cette façon-là.

— Cette opinion vous honore, répondit l’inconnu avec un sourire farouche ; d’autant plus, murmura-t-il entre ses dents, que je ne crois pas que ce soit celle de votre père. Oui, j’ai passé là un mauvais quart d’heure, reprit-il un instant après ; j’y ai perdu tout mon avoir ; et, dans mon état de faiblesse, il a fallu rudement lutter pour sauver mes jours.

— Ont-ils été punis, au moins ?

— Le châtiment fut terrible ; mais ce n’est pas moi qui l’ai causé, répondit l’inconnu d’un ton grave.

— Qui donc ? » demanda Plaisante.

Il leva l’index vers le ciel ; puis abaissa la main avec lenteur, y posa son menton, et regarda le feu d’un air pensif. Plaisante dirigea sur lui son œil louche, et se sentit de plus en plus inquiète ; il avait l’air si mystérieux, si sévère et si calme !

« De façon ou d’autre, je suis bien aise, reprit-elle, qu’ils aient été punis. Tout ça fait du tort au commerce honnête. Pour moi, les actes de violence contre les marins me déplaisent autant qu’à eux. Je suis là-dessus de l’avis de ma mère : Faites du commerce, disait-elle ; mais pas de vols et pas de coups. »

Miss Plaisante, en fait d’honnête commerce, aurait pris (c’était