Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/340

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

rire, qu’vous avez quéque chose en vue. Est-c’que je vous connais ? Non, non, non ; connais pas.

— Non, dit l’autre, vous ne me connaissez pas. » Et ils se regardèrent mutuellement d’un air maussade, en attendant miss Plaisante.

« Y a des petits verres su’ la planche, dit Riderhood à sa fille ; donne-moi celui dont la patte est cassée ; pour un homme qui gagne sa vie à la sueur de son front, c’est tout c’qu’i faut. »

Cette demande, qui de prime-abord semblait assez modeste, montra bientôt ce qu’il fallait en penser. L’impossibilité de faire siéger le verre sur la table exigeait qu’on le vidât aussitôt qu’il était plein ; et Riderhood s’arrangea de manière à le faire remplir trois fois pour une.

Le verre à la main, cet honnête homme occupait un côté de la table ; l’inconnu se trouvait en face de lui ; et Plaisante, sur un tabouret, entre l’inconnu et la cheminée. Le fond du tableau, composé de mouchoirs, de vestes, de chemises, et autres vêtements déposés en gage, représentait dans l’ombre une certaine quantité d’auditeurs. Il y avait surtout un costume complet du sud-ouest, qui, surmonté du chapeau, ressemblait à un gros marin, de formes peu élégantes, tournant le dos à la société et si curieux d’entendre ce qui se disait, qu’il s’était arrêté au moment où il mettait sa veste, les bras arrondis, et les épaules jusqu’aux oreilles, en attendant qu’il complétât l’opération.

L’étranger prit le Xérès, le plaça devant la chandelle, et regarda le bout du bouchon. S’étant convaincu du bon état de celui-ci, il tira de sa poche un couteau rouillé, ouvrit la bouteille, dévissa le bouchon, l’examina attentivement, le posa sur la table, prit le bout flottant de sa cravate, et en essuya l’intérieur du goulot. Tout cela fut exécuté avec le plus grand calme. Riderhood avait tout d’abord tendu son verre, et demeurait le bras allongé tandis que l’inconnu semblait absorbé par les menues opérations que nous venons de décrire. Enfin, ayant été rempli, son verre s’approcha de ses lèvres ; il fut vidé, et s’abaissa peu à peu jusqu’à toucher la table, où il fut posé sens dessus dessous. En même temps, le regard de Riderhood avait aperçu le couteau du visiteur, et s’y était fixé. Au moment où l’inconnu avançait la bouteille pour remplir de nouveau les verres, Riderhood se leva, s’appuya sur la table pour examiner le couteau de plus près et regarda l’étranger.

« Qu’est-ce que vous avez ? demanda celui-ci.

— C’couteau, je l’connais, répondit l’honnête homme.

— Cela doit être. »