Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/348

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suis parmi les hommes. Mais c’est le côté fantastique de la position ; elle en a un réel, et tellement épineux que je ne puis résoudre les difficultés qu’il présente. J’y songe cependant tous les jours ; mais ainsi que la plupart des hommes, j’élude sans cesse le point qui m’embarrasse. Il faut pourtant vider la question, et ne plus la tourner, aller droit au but, et prendre un parti.

« Quand je fus rappelé à Londres, cette ville qui n’éveillait en moi que les plus tristes souvenirs, j’y revins avec un sentiment de répulsion pour la mémoire de mon père, pour l’argent qu’il me laissait, pour la femme que j’étais forcé de prendre. Je me défiais de l’intention qui m’avait imposé ce mariage. Je me défiais de moi-même ; j’avais peur d’être pris de vertige en face de cette fortune ; peur de me sentir ingrat pour ces deux chères créatures auxquelles nous devions, ma sœur et moi, les seuls rayons de notre enfance. Je revenais timide, inquiet, divisé par des sentiments contraires, effrayé de moi-même et des autres ; ne connaissant de la fortune paternelle que la bassesse qui l’avait accompagnée.

— Arrête-toi, et réfléchis ; est-ce bien cela, John Harmon ?

— Exactement.

« Il y avait à bord un nommé Georges Radfoot qui remplissait les fonctions de contre-maître. Je ne le connaissais pas, et n’avais entendu son nom pour la première fois qu’une semaine avant notre départ : j’étais sur le navire, à surveiller l’embarquement de mes effets, lorsque je fus accosté par l’un des commis de l’agence, lequel m’ayant appelé mister Radfoot, me montra des papiers qu’il avait à la main. Ce fut de la même manière que deux jours après il m’entendit nommer : il était à bord, quand l’un des commis lui toucha l’épaule en lui disant : « Excusez-moi, mister Harmon… » Nous étions de la même taille, de la même grosseur ; mais je ne crois pas qu’il y eût entre nous de ressemblance frappante, et il était aisé de nous reconnaître quand nous étions ensemble.

« Quelques paroles échangées à l’occasion de ces méprises nous mirent facilement en rapport. La chaleur étant excessive, il eut l’obligeance de me faire avoir sur le pont une cabine située à côté de la sienne, et qui était beaucoup plus fraîche que celle que j’occupais. Il avait fait, comme moi, ses études à Bruxelles, y avait appris le français, que je parlais également, et racontait de sa jeunesse — Dieu sait jusqu’à quel point c’était vrai — une histoire qui ressemblait à la mienne. Enfin, comme lui, j’avais été dans la marine. Tout cela nous ayant rapprochés, nous en arrivâmes aux confidences, et d’autant plus facilement que tout le monde à bord savait le motif qui m’appelait en An-