Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/354

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s’attardant sur le chemin, et se rappelant, dans leur sincérité naïve, l’amour qu’ils avaient eu pour moi, à l’époque où je n’étais qu’un pauvre enfant.

« J’ai appris, de la bouche même de celle que j’aurais épousée si j’avais été de ce monde, cette vérité révoltante, que je l’aurais achetée comme un sultan achète une esclave, car elle n’a pas le moindre amour pour moi.

« Ma part ? Mais si les morts ont jamais su de quelle manière les vivants se conduisaient envers eux, qui donc, parmi eux tous, a plus que moi trouvé ici-bas de fidélité et de désintéressement ! Si je m’étais présenté, ces nobles amis m’auraient accueilli à bras ouverts ; et, pleurant de joie, m’auraient tout rendu avec bonheur. J°ai disparu ; ils ont pris ma place en me regrettant, sans être gâtés par la fortune. Qu’ils y restent, et que Bella garde la position qu’ils lui ont assurée.

« Que me reste-t-il à faire ? À mener la vie tranquille que je me suis créée près d’eux, jusqu’à ce qu’ils soient habitués à leur nouvelle existence, et que la foule d’escrocs se soient jetée sur une proie nouvelle. La méthode que j’ai introduite dans leurs affaires, et avec laquelle je m’efforce tous les jours de les familiariser, sera je le suppose assez bien établie alors pour qu’ils puissent diriger leur fortune. Je sais qu’il me suffira de demander pour obtenir. Lorsque le moment sera venu, je réclamerai une somme équivalente à celle que l’on m’a volée, afin de me retrouver comme avant ; et John Rokesmith reprendra son ancienne existence. Quant à John Harmon, il ne doit pas reparaître. Pour que dans un avenir lointain je n’aie pas à me faire d’illusions sur les sentiments de Bella, et que je ne me dise pas qu’elle eût peut-être accepté mon amour, si je le lui avais offert, j’en subirai l’épreuve, bien que je sache d’avance la réponse qui me sera faite.

« J’ai tout examiné, tout pesé du commencement à la fin, et je me sens plus tranquille. »

Cette conférence avec lui-même l’avait tellement absorbé qu’il ne s’était aperçu ni du chemin qu’il avait fait, ni du vent contre lequel il avait lutté d’instinct. Arrivé à un endroit de la Cité, où il y avait des voitures de place, il se demanda s’il retournerait directement chez lui. Il décida qu’il irait d’abord à l’hôtel, se disant qu’il valait mieux y déposer le paletot de Radfoot qu’il avait alors sur le bras, que de l’emporter à Holloway, miss Lavinia et son auguste mère étant d’une curiosité sans pareille à l’égard de tout ce qu’il possédait.

Mister et missis Boffin n’y étaient pas, miss Wilfer se trouvait au salon. Ne se sentant pas très-bien elle n’avait pas voulu sor-