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  l’ami commun. 49

— Hum ! très-flatté, monsieur, répondit Silas, qui commençait à s’envisager sous un nouveau jour. C’est là votre proposition ?

— Oui, dit Boffin ; vous convient-elle ?

— Je réfléchirai, monsieur.

— Voyons, reprit généreusement le bonhomme, je n’y regarderai pas quand il s’agit d’un littérateur à jambe de bois. Ce n’est pas un demi-penny, vous sentez bien, qui doit nous diviser. Vous choisirez votre heure après la journée faite. Nous demeurons sur le chemin de Maiden-lane, un peu en dehors d’Holloway. Quand les affaires sont terminées, vous prenez au nord-ouest, vous allez tout droit, et vous y êtes. Deux pence et un demi-penny l’heure, continua Boffin en tirant de sa poche un morceau de craie, et en se levant pour opérer sur l’escabeau. Deux grandes barres et une courte, dit-il, font deux pence et un demi-penny ; deux courtes font un, et deux fois deux longues font quatre, plus une longue font cinq. Six soirées par semaine, à cinq longues par soirée… Total général, trente pence, une demi-couronne, c’est un compte rond. »

Après avoir montré à Wegg ce total rémunérateur, Boffin le barbouilla de son gant mouillé, et se reposa sur ses débris.

« Une demi-couronne, dit Wegg d’un air pensif ; une demi-couronne, ce n’est pas beaucoup.

— Par semaine, ajouta Boffin.

— Je le sais ; mais il y a la fatigue intellectuelle. Avez-vous songé à la poésie ? demanda Wegg, toujours méditatif.

— Serait-ce plus cher ? reprit Boffin.

— Plus cher, répondit l’autre. Quand on a tous les soirs à brasser de la poésie, on doit en conscience être dédommagé de l’affaiblissement qui en résulte pour le cerveau.

— Je n’y avais pas songé, répliqua le brave homme ; si ce n’est que de temps à autre, vous pourriez être en humeur de nous régaler d’une chanson, missis Boffin et moi. Alors, en effet, nous aurions de la poésie.

— Je vous comprends, répondit Wegg ; mais n’étant pas musicien de profession, il me répugnerait de m’engager en cette qualité. Lorsqu’il m’arrivera de tomber dans la poésie, je vous prierai de n’y voir qu’une chose tout amicale. »

Boffin, dont les yeux étincelèrent, pressa la main de Silas avec chaleur. C’était plus, dit-il, qu’il n’aurait espéré. Il en était reconnaissant, et demanda, sans cacher son inquiétude, si mister Wegg acceptait ses conditions.

L’étalagiste, qui avait fait naître cette anxiété par sa froideur, et qui commençait à comprendre son homme, répliqua d’un air désintéressé :