Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/5

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
  l’ami commun. 5

— Oui, dit Gaffer, j’ai trop avalé du camarade ; je ne suis pas le tien, moi.

— Ça n’t’empêche pas d’avoir été mon associé, sir Gaffer, esquire. Et depuis quand est-ce que tu n’es pus mon camarade ?

— Depuis que tu as volé, répondit Gaffer ; volé un vivant ! ajouta-t-il avec indignation.

— Et si j’avais volé un mort ?

— C’est impossible.

— Même pour toi, Gaffer ?

— Comme pour les autres. Est-ce qu’un mort a de l’argent ? Est-ce qu’il en use ? À quel monde est-ce qu’appartiennent les morts ? à l’autre monde, n’est-ce pas ? Et l’argent ? à celui-ci. Il ne peut donc pas être aux noyés. Un mort n’en a pas besoin ; il n’en dépense pas, il n’en demande pas, ne s’aperçoit pas qu’il lui en manque. Il ne faut pas confondre l’envers et l’endroit des choses, le juste et l’injuste ; après tout, c’est digne d’un lâche qui fait tort à ceux qui vivent.

— Je vas t’dire ce qui en est, Gaffer…

— Non ; c’est moi qui te le dirai : tu as fouillé dans la poche d’un matelot ; tu en as été quitte pour quelques jours de prison ; c’est à bon compte. Estime-toi bien heureux, — tu pouvais le payer plus cher, — et fais-en ton profit, mais ne songe pas à me donner du camarade. Nous avons travaillé ensemble ; je ne dis pas non ; mais cela n’arrivera plus, ni dans le présent ni dans l’avenir. Et maintenant que c’est dit, gagne au large.

— Crois-tu te débarrasser de moi de c’te façon-là, Gaffer ?

— Si celle-là ne réussit pas j’essayerai d’une autre : tu auras du traversin sur les doigts, ou de la gaffe sur la tête. Allons, file ! vite au large ! Toi, Lizzie, nage du côté de la maison, et ferme ! puisque tu ne veux pas que je prenne ta place.

Lizzie lança le bateau, et l’autre fut bientôt distancé. Gaffer, prenant l’attitude satisfaite d’un homme qui vient de proclamer des principes d’une haute moralité, et qui s’est mis de la sorte dans une position inattaquable, alluma lentement sa pipe et fuma, tout en surveillant ce que traînait son batelet.

Parfois quand celui-ci, rencontrant un obstacle, s’arrêtait tout à coup, l’objet remorqué surgissait d’une manière effrayante, et semblait vouloir rompre ses liens ; à part cela, il suivait le bateau avec une entière soumission. Un novice aurait pu s’imaginer que les rides de l’eau, en glissant sur cet objet, avaient une effroyable ressemblance avec les vagues changements de physionomie qui passent sur un visage aveugle ; mais Gaffer était loin d’être novice et n’avait aucune imagination.