Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/80

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Enchanté de la promesse, et voulant flatter son homme, le littérateur regarde soupirer Vénus. Il remplit de nouveau sa tasse, et d’une voix qu’il s’efforce de rendre sympathique :

« Vous paraissez bien triste, dit-il ; est-ce que les affaires ne vont pas ?

— Mieux que jamais, répond Vénus.

— Auriez-vous perdu la main ?

— Jamais elle n’a été plus habile, mister Wegg. Je ne suis pas seulement le premier de ma profession, je suis la profession même. Achetez un squelette où vous voudrez, allez dans le West-End, vous payerez le prix du quartier ; mais ce sera une de mes œuvres. J’ai autant d’ouvrage que j’en peux faire, avec l’aide de mon jeune homme ; et c’est ma joie et mon orgueil. »

Ainsi parle Vénus, la main droite étendue, la soucoupe fumante à la main gauche, et sur le point de fondre en larmes, en dépit de la joie qu’il annonce.

« Rien de tout cela n’est désolant, mister Vénus.

— Je le reconnais, Silas Wegg. Sans parler de mon adresse manuelle, qui est sans égale, j’ai poussé mes connaissances anatomiques jusqu’à pouvoir, à première vue, désigner les moindres pièces. On vous apporterait tout désarticulé, au fond d’un sac, mister Wegg, je nommerais tous vos os, les plus petits comme les plus grands, sans les voir, rien qu’au toucher, aussi vite que je pourrais les sentir ; je les assortirais sans aucune hésitation, et j’établirais vos vertèbres de manière à vous surprendre autant qu’à vous charmer.

— Eh bien ! reprend Silas, d’une voix un peu plus lente, il n’y a dans tout cela rien qui puisse vous attrister.

— Je le reconnais, mister Wegg, je le reconnais ; mais c’est le cœur qui m’abat, mister Wegg, c’est le cœur. Ayez la bonté de prendre cette carte et de vouloir bien en faire la lecture. »

Silas reçoit l’objet que Vénus a trouvé dans le fouillis d’un tiroir ; il met ses lunettes et lit à haute voix :

« Mister Vénus.

— Continuez.

— Empailleur de quadrupèdes et d’oiseaux.

— Oui ; allez toujours.

— Articulateur d’os humains.

— Tout cela est vrai, mister Wegg (profond gémissement) ; tout cela est vrai ! Mais j’ai trente-deux ans, mister Wegg, et je suis célibataire ! Et je l’aime, mister Wegg ! et elle est digne de l’amour d’un monarque. »

Silas est un peu alarmé en voyant Vénus se dresser tout à coup, et dans l’élan de sa flamme, lui mettre la main au collet